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L'Esprit compatissant - LE LOGOS ESSENTIEL
4. Le Logos essentiel
L’Esprit compatissant « visite » donc celui qui Le prie et le « remplit » de sa présence sanctifiante quand il « vient sur lui » pour le « pousser à un amour passionné pour la prière spirituelle », mais il n’en est paradoxalement pas le donateur ! Avant de résoudre cette énigme, cherchons à savoir ce qu’il en est du Fils ou Logos. Puisque la « prière spirituelle » ou « véritable » correspond au « mode contemplatif de la prière », qui concrètement est « pieuse connaissance de la Trinité » (Or. Prol.), chaque hypostase divine doit y jouer un rôle qui reflète ses propriétés individuelles.
Comme nous l’avons vu plus haut, Évagre évoque le Fils par deux fois de façon à peine voilée (128Or. 53. 63), mais il en parle aussi explicitement. Voici d’abord cette constatation programmatique :
Toute la guerre engagée entre nous et les démons impurs
ne se livre pour rien d’autre que pour la prière spirituelle... (Or. 50).
Celle-ci est en effet l’horizon « théologique » du « mode pratique de la prière » (Or. Prol.), et par conséquent à la fois le but et le fil conducteur du traité. Puis Évagre passe à la question cruciale : pourquoi les démons engagent-ils, au moyen des passions, cette guerre contre nous ?
C’est afin que notre intellect, épaissi par elles,
ne puisse pas “prier comme il faut”.
Car les passions de la partie irrationnelle
[de l’âme, i.e. le concupiscible et l’irascible] (2 in Ps. 107, 3) venant à dominer,
ne lui permettent pas de se mouvoir rationnellement
et d’aller à la recherche du Dieu Logos. (Or. 51)
« Se mouvoir rationnellement » (logikôs) signifie d’abord exercer « l’activité qui sied à la dignité de l’intellect » (Or. 84). Cette activité, la prière, « lui est propre » (Or. 83) parce qu’elle est conforme à sa « raison d’être » (logos). L’intellect est en effet « naturellement fait pour prier, même sans ce corps-ci » (Pr. 49).
La prière est ensuite « l’activité qui sied à la dignité » (axia) de l’intellect. Celui-ci est en effet un « logikon », une « nature raisonnable » (physis logiké), autrement dit une créature « faite selon l’image de Dieu », ce qui signifie pour Évagre une créature faite pour être « susceptible » (dektikê) de Dieu et de sa connaissance » (KG VI, 73). L’intellect exerce donc l’activité qui lui est propre (idia energeia) et qui sied à sa dignité quand il « prie l’Esprit Saint » et « va à la recherche du Dieu-Logos » — l’Esprit et le Fils sont en effet inséparables (cf. Ep. Mel. 5 s.) — dont il est « l’image véritable » (Ep. Mel 16, cf. 19).
C’est alors seulement qu’il « se meut selon son propre logos ». Autrement dit, l’intellect (disons simplement l’homme intérieur) n’est vraiment lui-même que quand il s’adonne à la « prière spirituelle » ou « véritable ». Toute autre « activité » n’est pas vraiment conforme à sa « dignité » !
Que telle soit bien la pensée d’Évagre ressort du chapitre suivant où il retrace en peu de mots toute la trajectoire de ce « chemin bienheureux » (Or. 152) de la « montée de l’intellect vers Dieu » (Or. 36) avec ses trois étapes de la praktiké, de la physiké et de la théologiké (cf. Or. Prol).
Nous allons à la recherche des vertus (= praktiké)
en vue des “raisons” (logoi) des êtres créés (= physiké),
et de celles-ci en vue du Logos essentiel (= théologiké).
Or celui-ci a coutume de se manifester dans l’état de la prière". (Or. 52)
La « connaissance naturelle », la « contemplation » des « œuvres de Dieu » (7 in Ps. 17, 12 [ cit.Sap. 13, 5 et Rm 1, 20], cf. Ep. fid. 12, 39) n’est donc pas un but en soi et il ne faut pas s’y arrêter, séduit par son caractère « merveilleux » (in Eccl. 1, 2 : G. 2). Les logoi ou « raisons d’être » des créatures ne sont que « l’expression » (charactérizontes) du Logos Créateur (7 in Ps. 29, 8) auquel ils renvoient et qu’ils nous rendent ainsi connaissable. C’est donc en fin de compte Lui que l’intellect « cherche » quand il s’adonne à la physiké. Le trouver aussi ne dépend cependant pas de lui ! Le « Dieu-Logos » ou « Logos essentiel », c’est-à-dire le Fils éternel du Père, est personne au sens le plus vrai du terme et donc parfaitement libre. Il se « manifeste » (anaphainesthai) à celui qu’il aura trouvé digne de cette auto-révélation, qui se réalise dans « l’état de la prière ».
Celui-ci est défini comme un « état sans formes » (aneideos) (Sk. 20. 22) parce que la connaissance de Dieu que l’intellect y reçoit est elle-même « sans forme, divine, uni-forme » (monoeidés) (Ep. 4, 5) et « essentielle » (Ep. 58, 4), autrement dit « sans intermédiaire » (Or. 3). C’est un « habitus libre de passions qui, par un amour suprême, ravit sur une hauteur intelligible l’intellect amant de la Sagesse et spirituel » (Or. 53). C’est là, en haut de cette « montagne intelligible » (cf. Bunge, 2000) qu’il rencontre enfin Dieu dans toute sa plénitude.