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L'Esprit compatissant - L'ESPRIT RÉVÉLATEUR
2. L’Esprit révélateur
L’héritage littéraire d’Évagre contient quelques traités sous forme de lettre (Ep. fid. ; Ep. Mel. ; Ep. Eul. ; Ep. Anat. = Pr. Pol.) où il est naturellement porté à développer un ou plusieurs thèmes de façon systématique. Mais le savant moine chérit manifestement le genre littéraire de la sentence (kephalaion) qui lui permet de comprimer sa pensée à l’extrême et de la « coder" pour le plaisir de ceux de ses lecteurs qui sont bien au fait (cf. Pr. Pol. 58-61 ; KG S2, sentence finale !). Ce sont donc les centuries qui ont rendu Évagre célèbre, surtout parmi les moines, est c’est ici qu’il a été imité le plus souvent, aussi bien chez les Grecs que chez les Syriens. Choisissons donc, en guise d’entrée en matière, quelques sentences particulièrement significatives et tâchons de décrypter la pensée d’Évagre à l’aide de leur exégèse. Ici chaque « ton » a été choisi avec soin, car il doit faire résonner dans l’esprit du lecteur toute la gamme de l’octave.
Ne te livre pas au rassasiement du ventre
et ne te remplis pas de sommeil nocturne
Car de cette manière tu deviendras pur
et l’Esprit du Seigneur viendra sur toi ! (Mn. 97).
Cette sentence « aux moines qui vivent dans des monastères [cénobitiques] et des communautés » semi-anachorétiques (synodiai) contient in nuce tout le programme de la vie spirituelle. La base est constituée par la praktiké qui vise à obtenir, par la miséricorde du Christ (Pr. 33) et 1’assistance de l’Esprit Saint (M. c. 7, 3 s. ; 9, 45 s. !), la pureté ou impassibilité (Pr. 81). Celle-ci n’est cependant pas le « terme" de la praktiké, sa finalité ultime qu’est la charité (Pr. 84), qui à son tour est « la porte de la connaissance naturelle (physiké), à laquelle succèdent la theologia et la béatitude ultime" (Pr. Pol. 50 s.) du monde à venir. « Contemplation naturelle », c’est-à-dire connaissance indirecte de Dieu dans le « miroir » des natures créées (Ep. fid. 7, 19 s. ; 7, 39 s. [Sap. 7, 26] ; 12, 38 s. [Sap. 13, 5]), et theologia ou connaissance immédiate (Or. 3) de Dieu lui-même (in Eccl. 1, 2 : G. 2), constituent les deux volets de la vie « contemplative » (theoria). Elles sont donc intimement « entremêlées » (Ep. fid. 12, 35-40) de telle manière que la première conduit naturellement à la seconde (Or. 52 ; KG III, 61), bien qu’en cette vie de façon nullement automatique (2 in Ps 126, 1).
Notre sentence nous dit donc qu’après avoir obtenu la « pureté » (praktiké), « l’Esprit de Dieu viendra sur nous » (Cf. Lc 1, 35 !), car « celui qui par la praktiké “ouvre le cœur” (c’est-à-dire l’intellect) (4 in Ps 15, 9)) aspire 1’Esprit Saint qui lui révèle les mystères de Dieu » (59 in Ps 118, 131 ; cf. Sap. 9, 17).
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Le langage de la sentence suivante est encore plus codé que celui de la précédente.
Celui qui aime le miel mange son rayon,
et celui qui le recueille sera rempli de l’Esprit ! (Mn. 115).
Ce « miel » nous élève d’emblée au niveau de la connaissance ou contemplation dont il est en effet le symbole biblique (Cf. Ps. 18, 8-11 ; 118, 103).
Si parmi les choses qui se goûtent il n’y en a pas qui soit
plus douce que “le miel et le rayon de miel”
et que la connaissance de Dieu soit dite supérieure à ces choses,
il est évident qu’il n’y a rien de tout ce qui est sur la terre
qui donne du plaisir comme la connaissance de Dieu. (KG III, 64)
Car ce « miel du rocher » — qui est le Christ ! (4 in Ps. 60, 3 et souvent) — avec lequel Dieu « rassasie son peuple » (Cf. Dt 32, 13) et le réjouit, est la contemplation de lui-même ! ( 7 in Ps. 80, 17 ! Cf. 45 in Ps. 118, 103) Or notre sentence parlait de « miel » et de « rayon » (de miel), distinction nullement fortuite puisqu’elle se trouve déjà dans les divines Écritures.
Mange du miel, mon fils,
car son rayon est bon,
afin que ta gorge soit adoucie :
Celui qui tire profit des divines Écritures “mange du miel” ;
celui qui fait sortir les raisons (logoi) des réalités elles-mêmes,
desquelles les ont prises aussi les saints prophètes et apôtres, mange le “rayon”.
Or “manger du miel” est à la portée de quiconque le désire,
manger le “rayon” par contre est à la portée du seul pur. (in Prov. 24, 13 : G. 270 - traduction modifiée)
Évagre distingue donc deux sources de la connaissance : les divines Écritures et les réalités (ou objets, choses : pragmata) dont parlent les Écritures. Celui qui communique ces connaissances est toujours l’Esprit Saint. L’Esprit, car c’est lui qui parle à travers les auteurs humains des Écritures (cf. M. c. 18, 19 s. ; 37, 18 s. ; 43, 5 et souvent), s’exprime souvent par le moyen de symboles. L’exégète doit donc étudier soigneusement les « habitudes » de l’Écriture (in Prov. 1, 9 : G. 7, 3 s. avec commentaire ; 27, 5 : G. 341, 6) pour pouvoir déceler son « sens mystique », c’est-à-dire « caché » qui n’est pas à la portée de tous (in Prov. 23, 1.3 : G. 250 ; cf. Bunge, 1994)), ce qui n’exclut pas que quiconque le désire peut « tirer profit » des Écritures.
En nous proposant « l’ouvrage que façonne avec de la cire l’industrieuse abeille » (Eccl. 9, 3), le sage Salomon nous « suggère la contemplation naturelle à laquelle se trouve aussi mêlée la doctrine (logos) de la Sainte Trinité », s’il est vrai qu’à « l’aide de la beauté des créatures on contemple par analogie l’auteur de leur existence » (Ep. fid. 12, 37 s. [cit. Sap. 13, 5] ; cf. 7 in Ps. 17, 12 fin.). L’exégète dira donc que la « cire » correspond aux réalités mêmes, tandis que le miel qu’elle contient est le symbole de leur contemplation. Et la cire passera, car il est dit : « Le ciel et la terre passeront » (Mt 24, 35). Mais le miel ne passera pas, car « les “raisons” (logoi) du Christ notre Sauveur ne passeront pas non plus... » (in Prov. 6, 8a.b. : G. 72, 5 s.), puisque le Christ poursuit : « mais mes logoi ne passeront pas ! » Précisons cependant que ce qui « passe » selon l’apôtre (1 Cor. 7, 31) n’est point « l’essence » des cieux mais leur « figure » (s’chema) extérieure (14 in Ps. 101, 27), qui est une des qualités de la nature corporelle et matérielle (KG I, 29 ; III, 29).
La « sentence aux moines » dont nous cherchons à décrypter le sens termine par les paroles : « Celui qui recueille [le miel de la connaissance] sera rempli de l’Esprit ». Car c’est lui qui « révèle les mystères de Dieu », comme nous avons vu, et point seulement ceux de la création (physiké) mais aussi ceux de Dieu (theologiké), qui s’y était manifesté de façon indirecte et se rend maintenant accessible « sans aucun intermédiaire" (Or. 3). La « voie bienheureuse » par laquelle l’Esprit nous introduit dans cette intimité avec Dieu-même est le « mode contemplatif de la prière » qui est en effet « pieuse connaissance de la Trinité » (Or. Prol.).