Par Jean-Claude Polet
(Secrétaire de l'Association Saint-Silouane)
Conférence faite à Louvain-la-Neuve, le 10 décembre 2013, devant un public principalement catholique.
Les icônes sont une partie importante de l’art chrétien traditionnel tel qu’il s’est maintenu jusque de nos jours dans les églises orientales. Et les icônes se sont à nouveau imposées, jusque dans certaines églises, à l’attention de l’Occident chrétien depuis quelque cinquante ans.
Pourquoi ce retour de l’icône ? Serait-ce pour compenser l’abandon de la nécessité, de l’obligation figurative dans l’art religieux ? Il ne semble pas, car l’Eglise catholique avait, bien avant le retour de l’icône, adopté dans ses sanctuaires des œuvres d’art moderne, notamment abstrait, et cela même par des artistes sans engagement chrétien[1]. A mon avis, ce retour de l’icône[2] tient à la renaissance de la conscience chrétienne occidentale, stimulée notamment par le Concile Vatican II, une conscience qui a voulu en revenir au mystère chrétien par excellence, celui de l’Incarnation de Dieu en l’Homme, dont on s’est rendu compte qu’il était au cœur de l’art de l’icône.
Nous sommes là, cet après-midi, pour essayer de comprendre ce qu’est l’icône, en partant de cette évidence première qu’il s’agit d’une peinture figurative, mais que cette peinture est spéciale. Elle a, en effet, diverses similitudes avec les peintures auxquelles nos yeux occidentaux sont accoutumés, mais elle présente aussi un certain nombre de caractéristiques qui rendent les icônes étranges et, pour certains d’entre nous, rébarbatives. Nous allons donc, après avoir évoqué ce qu’est, en soi, une œuvre picturale, décrire ce qui différencie l’icône de la peinture figurative telle que l’Occident la pratique depuis quelque sept siècles, puis nous chercherons à comprendre ce que ces différences entendent signifier. Nous verrons alors ce que peut et ce que veut faire l’icône, ce dont elle témoigne et ce à quoi elle invite. Nous évoquerons brièvement, à la fin, les différences de conception que l’Orient et l’Occident chrétien ont en matière d’art et de spiritualité.
Une précision encore, avant d’entrer dans le vif du sujet. Bien que le mot « icône », en grec, signifie tout simplement « image » et puisse donc s’appliquer non seulement aux fresques, aux mosaïques, aux peintures murales, aux miniatures et aux étoffes brodées, mais aussi aux sculptures et aux objets d’orfèvrerie, nous n’envisagerons l’icône que dans son sens le plus spécifique et d’ailleurs le plus courant[3], à savoir, les icônes peintes sur bois, de petit ou de moyen format, que j’appellerai icônes de proximité ou de contact[4].
L’ICÔNE EST UNE ŒUVRE PICTURALE
D’abord, venons à la première évidence à propos de l’icône : c’est une peinture comme une autre. Il s’agit de peindre et, donc, de représenter, de figurer, de fixer formellement une réalité visible sur un support cadré et cela au moyen d’un dessin et de couleurs appliquées. Cela exige un vrai talent manuel mettant en œuvre des techniques, des instruments et des véhicules de la couleur. En général, et au fil des siècles, les pigments ont été incorporés à l’encaustique, de la cire d’abeille en l’occurrence, ou à du jaune d’œuf (à la tempéra). Les icônes en sont restées là. A partir du XVe siècle, en Occident, la peinture à l’huile est apparue, qui a progressivement remplacé la tempéra. Puis il y a eu d’autres supports des couleurs qui ont diversifié les espèces de peintures. Quoi qu’il en soit de ces divers aspects chimico-physiques, l’icône ou le tableau achevé apparaît comme une composition représentative d’un réel cadré, qui conjoint dessin et couleur et fixe de manière durable une image claire et, dans le cas de la peinture figurative, une ressemblance lumineuse. C’est ainsi une portion définie du monde qui est proposée à la contemplation. Voilà, en termes généraux et sommaires, les modalités de la mise en œuvre des images peintes.
Mais peindre n’est pas reproduire. Par le choix du cadre, des sujets, de la composition, de la technique, du dessin, des couleurs, peindre, c’est mettre en situation. Il s’agit de focaliser le regard sur une certaine réalité, présentée, traitée d’une certaine manière. Car il y a mille et une manières de montrer, de voir, de choisir, de rendre les apparences de tout. Car, en effet, mettre en scène, mettre en situation, c’est interpréter pour signifier. C’est l’image fixée qui, dans sa forme, assume le sens. Le titre donné au tableau ne fait pas partie du tableau, comme le font entendre clairement les peintres abstraits dont les tableaux s’intitulent « Composition » suivi d’un numéro d’ordre. Et quand c’est le sujet représenté qui donne son titre au tableau, c’est toujours, ou un pléonasme, ou une anecdote, voire une ironie, comme dans le fameux « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte.
Donc, l’image peinte signifie. Elle entend faire sortir une figure de l’ordinaire. Et signifier, c’est proposer un sens communicable. Mais, pour toucher, il faut que le sens communiqué éveille un lieu d’expérience ou d’évidence de la sensibilité de ceui qui regarde. Il faut que le spectateur, celui qui contemple l’image puisse entrer dans l’expérience ou l’évidence que le peintre a voulu représenter. Il faut qu’il soit « sur la même longueur d’ondes » que le peintre, qu’il partage les mêmes points de repère, la même esthétique, c’est-à-dire le même univers de sensibilité et de signification. En effet, l’esthétique, c’est l’ensemble, — au sens mathématique du terme —, où se réalise la communication des expériences sensibles. Ce lieu de conscience et de sensibilité où se rencontrent les expériences et les évidences de tous et de chacun, ce lieu d’unanimité potentielle et d’universalité probable qu’on appelle l’Esthétique, avec un grand E, est bien proche de l’infini, tant les hommes sont divers. On n’est jamais parvenu à en saisir les coordonnées qu’en en réduisant les mesures et en faisant passer le mot esthétique au pluriel. Finalement, on se console de cette impossibilité concrète en se disant que le seul facteur de communication interne à toute esthétique, et de communication entre toutes les esthétiques, c’est la dimension de la Beauté, la Beauté qui est l’aspect de tout qui révèle, en tout, un principe d’harmonie. En ce sens-là, il n’y a pas de laideur en soi. Toute laideur est relative.
Cette pénétration théorique, quasi-métaphysique, que nous venons de faire dans le sens de la peinture, rend compte de la noble ambition et de l’excellence de la fonction de l’art, car l’image peinte révèle. En effet, le peintre, par son travail, révèle une vision du monde, de l’homme et des relations que l’homme entretient avec lui-même, avec les autres, avec le monde et avec tout ce qui le dépasse. Car, quel que soit le talent des uns et des autres, ce qui dépasse le peintre, et, a fortiori, tous les hommes qui ne savent pas peindre, c’est finalement l’art, dont l’accès est ouvert et qui, cependant, échappe, à l’artiste comme aux autres. C’est, d’ailleurs, malgré tous leurs efforts, le fait de ne pas pouvoir créer une œuvre qui soit à la mesure de l’art dont ils se sentent dépositaires, qui fait le drame, l’angoisse et, parfois, le désespoir des grands artistes, — et plus ils sont grands, plus ils voient cet abîme entre ce qui les porte et ce qu’ils en apportent.
En effet, l’art indique et ouvre un ailleurs, sur le monde, sur les autres. Humainement, le plus ailleurs de moi, c’est le regard de l’autre sur moi, c’est ce regard insoutenable qui entend se substituer à moi, comme s’il s’agissait de me révéler à moi-même. Mais ce regard de l’autre, ce peut être le mien, car je ne me connais pas et je me cherche du regard dans ma propre image. Le plus profond ailleurs est sans doute là, dans le fond du regard de soi sur soi, et c’est ce qui fait la fascination de l’autoportrait, l’image même du « connais-toi toi-même » de Socrate.
On le voit, dans ses dimensions les plus hautes, la peinture, comme tous les arts, introduit à l’absolu du mystère de soi.
L’ICÔNE N’EST PAS UNE PEINTURE COMME UNE AUTRE
Venons-en maintenant à la différence de l’icône. Cette différence se marque à plusieurs niveaux et de différents points de vue : techniques, esthétiques, sémantiques. Toutes ces différences sont cependant subordonnées à la différence principale, qui tient à la fonction que l’icône assume et à la signification qu’elle propose[5]. C’est la raison pour laquelle nous allons surtout insister sur la fonction de l’icône, même si nous évoquerons quelques aspects de technique picturale, décisifs dans les manifestations esthétiques de sa différence. La première différence, fondamentale et générale, c’est que l’icône a une fonction spécifique : manifester une théophanie. Une théophanie c’est une manifestation de Dieu dans le monde. Depuis que les hommes sont sur la Terre, du moins depuis que nous pouvons observer, par les vestiges qu’ils ont laissés, les signes de la conscience qu’ils avaient de leur destinée, nous constatons qu’ils ont souligné, de diverses manières, les expériences qu’ils ont faites du divin, des expériences qui vont de plus en plus vers l’expression de relations personnelles avec le divin et qui finiront, dans le christianisme, par la manifestation de Dieu en personne dans une personne humaine vivant parmi les hommes et partageant leur destinée. Cette théophanie historique s’est poursuivie dans l’Eglise et au cœur même de son mystère, dans la communion eucharistique, où le Christ, vrai Dieu et vrai Homme, se donne à consommer corporellement sous les espèces du pain et du vin. Comme on peut le constater en regardant l’histoire, l’humanité est allée, progressivement, d’un sentiment de survie aux certitudes de la résurrection des corps. Les hommes se sont placés face à l’au-delà de la vie dans une attitude allant de l’enterrement dans la position fœtale à la position d’un regard tourné vers le monde à venir. D’une attitude d’attente passive dans une position quasi prénatale, on est passé aux attitudes de foi et d’espérance dans l’au-delà. Cela s’est marqué, remarquablement, en Egypte, et spécialement autour de l’ère chrétienne, quand les masques des momies se sont transformés en portraits représentant la personne regardant vers l’au-delà. Ces portraits sont bien proches, à plus d’un égard, des icônes. La croix de vie, devenue croix du Christ, et la main de sérénité et de paix se retrouvent du culte ancien dans le culte nouveau. Et les attitudes du dieu Anubis qui tient l’homme mortel par l’épaule sont reproduites quand on montre le Christ accueillant saint Ména dans le Paradis.
Le Christ et Saint Minas
On le remarque un peu partout, en effet : quand les chrétiens en sont venus aux images, — et cela n’a commencé qu’au IIIe siècle[6] —, les représentations iconographiques du Christ et de son œuvre de salut ont souvent pris pour supports formels des modèles existants considérés comme proches ou analogues[7]. C’est ainsi qu’on a vu des représentations du Christ en maître de sagesse, figuré à la manière des philosophes de l’Antiquité ; c’est ainsi qu’on lui a prêté des traits, des attitudes ou des attributs propres à Hélios, le soleil invaincu, à Orphée et à d’autres encore ; c’est ainsi que les représentations de la Mère de Dieu allaitant le Christ ne sont pas sans analogies, non certes avec la théologie, mais avec les postures[8] d’Isis allaitant Horus. Cependant, on a toujours eu le souci, dès les premières images comme dans les icônes, de signifier la différence absolue que le Christ a instaurée en le désignant, — lui et tous ceux qui l’ont précédé ou suivi —, comme Celui qui, vivant sur cette Terre est déjà, aussi, Celui qui, par sa Résurrection, entraîne l’humanité tout entière à sa suite.
Une fois que les chrétiens se seront irréversiblement engagés dans l’iconographie religieuse, — il faudra attendre le IVe siècle pour que cela soit éclatant —, et que la divinité du Christ sera décidément affirmée par le concile anti-arien de Nicée (325), les figurations chrétiennes théologiquement premières commenceront à s’établir canoniquement et s’imposeront définitivement aux VIe et VIIe siècles, avant d’être formalisées dans leur usage par le Concile de Nicée II en 787 et définitivement consacrées en 843, sous l’impératrice Théodora, moment où l’iconoclasme sera définitivement vaincu. Ces figures concernent, principalement, la divino-humanité du Christ et la sainteté de sa Mère. Les figures chrétiennes hiérarchiquement premières sont donc le Christ en personne et sa Mère, sans laquelle l’Incarnation eût été impossible, et ce sont, logiquement, les deux icônes qui se trouvent, de face, à droite et à gauche de l’autel dans les églises. Puis viendront les épisodes et les lieux où la divinité du Christ s’est progressivement manifestée[9], comme la Théophanie, puis les scènes évoquant l’élaboration progressive de la foi chez les disciples du Christ, comme la Transfiguration, et enfin, la manifestation glorieuse de la sainteté des hommes et des femmes qui se sont comportés à l’image et à la ressemblance du Christ, comme saint Pierre[10].
Quel est alors le contenu du message iconographique ? A vrai dire, on constate que le contenu iconographique correspond au contenu verbal du message chrétien. Etant donné que le langage verbal est, de tous les langages, le plus explicite, c’est lui qui sert de référence et de pierre de touche à l’authenticité du langage icônique. Mais, substantiellement, ce qui est dit du Christ à l’intelligence et à la sensibilité par l’oreille et par l’œil est et doit être pareil. Tout homme a besoin de l’un comme de l’autre. La spiritualité chrétienne doit exprimer, en paroles et en images, comme dans les actes de la vie, le mystère divino-humain du Christ dans sa vérité. Image et parole sont soumises au critère d’orthodoxie. En l’occurrence, en iconographie, la matière, ce sont les sujets représentés ; la manière, ce sont les techniques, le style et l’esthétique qui s’induisent de la fonction de l’icône. Pas plus que la doctrine, les icônes ne doivent exprimer les états d’âme individuels d’un chrétien, fût-il génial, face au mystère du Christ. Il s’agit de dire le mystère dans la vérité de la foi telle que l’a exprimée saint Vincent de Lérins (Ve siècle) : Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus, « ce qui a été attesté partout, toujours et par tous ». Et c’est pourquoi, tant en matière d’images qu’en matière de formulations théologiques, la tradition chrétienne a distingué orthodoxie et hétérodoxie, et que les icônes orhodoxes sont, globalement, stéréotypées et toujours ornées, non de la signature de l’iconographe, mais du nom des personnages ou des scènes représentés.
L’orthodoxie de l’icône tient donc à sa conformité aux normes générales de représentation du mystère chrétien. Il s’agit de donner à percevoir la divino-humanité du Christ. Dans toute icône, il s’agit donc d’exprimer la conjonction de l’historicité vraie et de la spiritualité pure. Le Christ, sa Mère, comme toutes les saintes et les saints, sont pleinement hommes ou femmes, mais ils sont pleins de grâce. Cela se traduira notamment par une réelle simplicité solennelle dont la proximité de l’icône assure la communicabilité universelle, mais traduit aussi l’humilité divine que le Christ a incarnée. Il s’agit de manifester le paradoxe de la toute-puissance du Christ et de son attente de la libre et souveraine adhésion de l’homme à son message. Il s’agit ainsi d’adresser un regard qui éveille la conscience à la présence intérieure de l’Esprit de Dieu en l’Homme. Car le regard de l’icône, comme celui du Christ, s’adresse à l’œil intérieur de l’homme, en ce lieu de l’intériorité où l’espérance de la vie se révèle plus profonde que la résignation à la mort et où, donc, la foi au Ressuscité peut s’éveiller.
Ces normes générales de représentation du mystère chrétien sont intrinsèquement liées à l’orthodoxie de la foi, car le mode de proposition des vérités chrétiennes, la manière de les présenter, est directement lié à l’authenticité du contenu qu’elles transmettent. C’est pourquoi aussi ces normes générales entraînent des contraintes techniques, stylistiques et esthétiques qui vont imposer à l’icône des spécificités inamovibles. Cette stéréotypie canonique ne supprime nullement le génie du peintre, mais elle en déplace le champ d’exercice et d’expression. L’inventivité du peintre consistera à rendre au mieux l’évidence de la conjonction divino-humaine que le Christ a manifestée et d’introduire au mystère qu’il a révélé. Il devra approfondir le mystère dans le cadre qui lui est donné. Et cela peut aller jusqu’à une pénétration nouvelle de ce mystère. L’icône dite de la Trinité de Roublev en est l’exemple le plus célèbre. Les trois anges de l’icône vétéro-testamentaire de l’Hospitalité d’Abraham s’est ainsi, par le génie de Roublev, trouvée apte à représenter, d’une manière aussi parfaite que possible, le mystère de l’Uni-Trinité de Dieu, le cœur et le sommet de la théologie chrétienne[11].
La Sainte Trinité
Cela dit, la première d’entre les contraintes techniques de l’icône consiste à refuser la perspective géométrique qui ramène tout au point de vue humain. En effet, dans l’icône, il ne s’agit pas de représenter la vision d’un monde mortel par un homme mortel, ce monde fût-il animé de scènes tirées de la vie du Christ. Au contraire, il s’agit de faire en sorte que ce soit le regard de l’icône qui interpelle celui qui la regarde et, ainsi, d’inverser la perspective. Le cône de la vision a ainsi son sommet entre les deux yeux de l’icône qui regarde, et sa base dans le plan constitué par la personne qui se trouve face-à-face avec l’icône. Le spectateur de l’icône est alors dans la position de celui qui est regardé et qui, librement, accepte ou refuse que ça le regarde… Une deuxième contrainte technique vient appuyer le refus de la perspective linéaire ou géométrique et soutenir la perspective inversée en préférant les couleurs de surface, plates et uniformes. C’est ainsi que les couleurs sont pleines et plates, jamais en dégradé car, ce faisant, elles seraient complices de la profondeur de champ et de la perspective optique. Ainsi, les plis des vêtements sont marqués par des différences de couleurs, mais pas par les nuances ou les affaiblissements progressifs de la même couleur[12]. Ainsi a-t-on recours à une lumière égale et diffuse, souvent focalisée par le fond ou le nimbe doré, où coïncident le plan et la profondeur ; ainsi exclut-on le raccourci ou la perspective aérienne qui, une fois encore, feraient du regard humain le centre de la sphère de la représentation. Liée à l’optique du regard adressé par l’icône au spectateur, une troisième contrainte technique vient souligner la fonction et la signification de l’icône : les visages, aux yeux insistants, sont représentés de face. Cette insistance est marquée tantôt par la grandeur disproportionnée des yeux, tantôt par leur fixité autoritaire, tantôt par leur douceur pénétrante, toutes manières qui entendent manifester la sérénité souveraine d’un monde où s’exprime, frontalement, la divino-humanité et ses diverses modalités de communication.
Il y a bien d’autres aspects inhérents à l’univers de représentation de l’icône, qui touchent notamment le traitement des décors et des objets, et leur symbolique.
Par exemple, les montagnes et les rochers semblent découpés à la hache. Le sommet des montagnes est coiffé comme d’un recouvrement de tuiles en escalier, manifestant l’abrupt, tant de la montée que de la descente, entre la terre et le ciel. Les bâtiments et le mobilier sont représentés non sous la forme qu’ils ont quand on les regarde, selon la perspective optique naturelle, mais selon la structure intégrale qu’on leur connaît. L’icône les représente, — ce qui est quelquefois la manière de dessiner des enfants —, dans un plan qui a déplié les différentes faces de leur volume. Le bâtiment est ainsi figuré avec sa façade et avec ses flancs donnés souvent dans une autre couleur, qui signale leur différence de plan.
Cette même manière de rabattre les plans des édifices et des objets s’observe également lorsqu’il s’agit d’imposer à l’esprit la densité du livre des Évangiles dans la main du Christ Pantocrator. Les tranches du livre y sont rabattues vers l’avant, pour souligner leur importance.
Christ Pantocrator
Les animaux sont également représentés sans aucune préoccupation réaliste. Ils sont là au titre de symboles. De même, les végétaux et toutes les réalités du monde minéral, astral et cosmique, dont la consistance sémantique est tout entière dans l’indication qu’ils donnent du mystère de la présence créatrice de Dieu et des signes providentiels qu’ils recèlent pour le salut de l’humanité, dont le Christ est la clé.
On le voit, l’icône ne se conçoit et ne peut se percevoir à sa juste valeur esthétique, c’est-à-dire dans ses qualités significatives authentiques, que dans le cadre de ses fonctions religieuses et des contraintes générales, d’essence théologique et mystique, que la tradition orthodoxe maintient pour tous les arts liturgiques. Cette fidélité traditionnelle de l’iconographie orthodoxe n’implique évidemment pas qu’elle n’ait pas connu de variations. Parmi ces variations, il y en a qui, légitimes et naturelles, tiennent aux diversités relatives des traditions nationales ou locales, aux mutations d’époque et, bien entendu, aux hiérarchies de talent des iconographes. Mais il y a eu, aussi, des déviations, qui se sont aussi produites surtout à partir du XVIe siècle, notamment sous l’effet de l’influence de la peinture religieuse occidentale, qui, quant à elle, s’est affranchie progressivement, au cours des XIVe et XVe siècles, des normes générales de représentation de l’icône. En Occident, la pré-Renaissance et la Renaissance, qui se sont manifestées avec éclat dans l’art religieux, ont en effet adopté, de plus en plus triomphalement, la perspective linéaire ou géométrique et l’ont conduite jusqu’aux virtuosités du trompe-l’œil. La théorisation, bientôt normative, notamment grâce aux œuvres de Brunelleschi (1377-1446)[13] et d’Alberti (1404-1472), de la perspective optique comme condition de légitimité de la représentation dans la peinture, va configurer les évidences de la perception jusqu’à rendre finalement insolite toute autre manière de voir et de faire voir les images. Cette révolution du point de vue et de la focalisation s’est accompagnée, inévitablement presque, de la modification dans le traitement des couleurs. Il a fallu passer du contraste aux nuances et aux raccourcis afin de pouvoir non seulement contribuer à souligner la profondeur de champ établie par la composition perspective, mais aussi à indiquer aussi sensiblement que possible les épaisseurs, les matériaux, le rendu des choses et les carnations des êtres, le modelé des corps et des vêtements, en complicité voire en concurrence avec le réel tel qu’il est, ici et maintenant. Cette révolution réaliste s’est faite progressivement, dans le même mouvement que le passage de la tempéra à la peinture à l’huile, et du panneau à la toile. Enfin, dernier abandon des règles de l’art de l’icône, les visages se sont mis à ressembler à des visages ordinaires : plus d’yeux démesurés et toujours sombres, plus de regard fixé et interpellant, d’autorité ou de douceur, mais des visages aux carnations reflétant les différents états de la santé ou de la mort, des regards souvent sombres ou clairs, ternes ou brillants, reflétant des états d’âme, marqués des signes d’une présence au monde et suscitant l’intérêt, la curiosité, l’interrogation, la compassion, l’émotion, bref toute la panoplie des sentiments, des passions, et de ce qui anime la sensibilité ou la spéculation psychologique. Bref, la peinture religieuse, en abandonnant les contraintes de l’icône, qui garantissaient la possibilité de l’interpellation spirituelle, a épousé le point de vue profane et a fait parcourir à la peinture religieuse les divers états de l’âme et les multiples étages du sentiment. Pour se distinguer de la peinture profane, la peinture religieuse n’a plus eu, en Occident, que le choix de ses sujets.
Au moment où l’art religieux en Occident a abandonné l’art de l’icône, il s’est autorisé à adopter toutes les techniques, toutes les stylistiques et toutes les esthétiques que la liberté de l’imagination humaine peut susciter. L’humanisme chrétien, en Occident, depuis la pré-Renaissance jusque de nos jours, a pris le parti de donner à penser que les mobiles et les finalités de l’art, son dynamisme, pouvaient être les prémices du dynamisme spirituel et qu’il y avait donc une continuité sans rupture, — tout au plus un saut qualitatif —, entre la tension de l’homme vers l’absolu, que l’art comporte, et le mouvement de sanctification de l’homme et du monde auquel travaille la grâce. C’est de cette révolution de la théologie et de la conscience religieuse chrétienne qu’est venue, en Occident, cette nouvelle conception de l’art qui a persuadé que les états d’âme individuels et collectifs, à savoir les impulsions psychologiques, étaient en continuité, voire en coïncidence avec la spiritualité.
CONCLUSION
Bien que l’on puisse et que l’on doive aussi considérer l’icône comme un objet d’art inscrit dans l’histoire des civilisations, bien qu’elle relève dès lors de l’histoire de l’art, de l’esthétique et des techniques, de l’histoire politique, sociale, économique et de l’histoire des mentalités, il reste que l’icône appartient aussi, voire surtout, à l’histoire des religions et, singulièrement, au sein du christianisme qui en cultive et en nourrit les finalités, à la théologie mystique. Car le temps et l’espace que l’icône cherche à rendre présents n’est, en vérité, ni celui du moment de l’histoire où la théophanie s’est produite, ni celui du temps du peintre qui en a réalisé l’image. Le temps et l’espace de l’icône visent l’éternel présent de la conscience de ceux qui, à toute époque possible, la regarderont. Ce temps et cet espace, qui portent l’empreinte du nouveau monde instauré par la résurrection du Christ, se proposent comme point d’appui à la conscience humaine, désemparée par le monde de mort où elle est plongée. Le regard si particulier que l’icône adresse à l’humanité se propose d’éveiller au fond de la conscience humaine ce lieu qui, dépassant la mémoire, transcendant les intermittences de la conscience, touche l’identité absolue de soi, ce lieu du cœur où gît la liberté, où l’esprit demeure en éveil, où l’âme trouve ses ressources, ce lieu où émerge sans cesse la joie, ce lieu de jubilation qui permet au regard de l’homme d’embrasser les autres et le monde, où l’attention est à tous et à tout et qui, ainsi, spontanément, se sent en lien avec Dieu.
[1] Voir la revue ”L’Art sacré” des PP. Couturier et Régamey, qui ont plaidé dans ce sens.
[2] Dans la première moitié du siècle, la réflexion critique la plus profonde sur l’art de la représentation a été puissamment soutenue XXe par une analyse esthétique approfondie de l’art de l’icône. L’œuvre critique de Georges Duthuit, le gendre de Matisse, s’est, en effet, beaucoup appuyée sur une analyse remarquablement pénétrante de l’art byzantin. Voir principalement Représentation et présence et Le Feu des signes.
[3] Ce n’est qu’à partir du VIe siècle que les images, de possibles illustrations, éventuellement dévotionnelles ou de supports de méditation et d’oraison, passent au possible dialogue de la Présence, représentative (extérieure, liturgique) ou spirituelle (intérieure, engageant la prière du cœur). C’est peut-être d’ailleurs en raison de cette fonction nouvelle, devenue insistante et, peut-être, excessive et débordante, que la réaction iconoclaste, intellectualiste, trouvera ses points d’appui et ses ressorts.
[4] Ce sont, en l’occurrence, les icônes disposées au premier registre des iconostases ou, en quelque lieu que ce soit, à hauteur de baiser. Certes, ce que nous dirons de cette icône-là est susceptible d’être appliqué, au moins dans une certaine mesure, à toute icône, mais, pour l’essentiel, seule cette icône-là réalise, potentiellement au mieux, la fonction icônique de la Présence Face-à-face.
[5] Certains, comme Hans Belting, insistent sur le fait que la différence de l’icône viendrait seulement de son usage : “Ce n’est pas une technique picturale, mais une conception de l’image qui se prête à la vénération” (Image et culte, p. 45). C’est, en fait, réduire la relation à l’icône à la subjectivité et omettre l’intention sous-jacente, qui est de susciter la relation à une Présence et au dialogue d’intériorité qui peut s’ensuivre.
[6] Il y a trois phases dans le développement de l’iconographie chrétienne : l’art paléochrétien, des débuts, vers 250, à 350 ; l’art théodosien (Théodose le Grand, né en 347, empereur en 379, promulgant l’édit de Thessalonique en 380, mort en 395) et ses suites, de 350 à 450 ; et de 450 à 650 (Justinien, né en 483, empereur en 527, mort en 565). Avant 250, il n’y a que des symboles vertueux et optimistes : colombe, poisson, navire poussé par le vent, ancre, oiseau-lyre. A partir de 250, apparaissent dans les catacombes romaines des scènes, surtout narratives ou de nature sotériologique, issues au moins autant de l’Ancien que du nouveau Testament, avec une imagerie du Christ, de sa Mère, des saints, qui n’est encore qu’ébauchée et en partie tributaire des compositions établies dans le monde non chrétien. Rien qui soit portrait, ni portrait fortement typé et stylisé comme le seront, normativement, les icônes à partir du Ve-VIe siècle. Ce n’est qu’à la fin du IVe siècle qu’apparaît la figure d’un Christ souverain, après sa phase sotériologique (thaumaturge, sauveur), il faudra attendre encore les deux siècles suivants pour que l’icône du Christ Pantocrator s’impose, le Christ en personne, dans l’évidence de sa divino-humanité, soit sur le modèle impérial, soit sur le modèle de l’homme universel, les deux modèles finissant par fusionner. Pareillement, il fut représenté sous forme d’adulte barbu, ou sous forme de jeune homme imberbe, les deux aspects venant, eux aussi, à fusionner.
[7] L’art des monarchies de l’Antiquité a beaucoup prêté aux représentations religieuses du christianisme : génie ailé élevant une couronne, personnage traînant ou écrasant un ennemi vaincu, cavalier victorieux (saint Georges), procession triomphale, etc. On y ajoutera, pour le Christ en gloire, la couronne, le trône, le trophée, le diadème, la croix triomphale. Cette thématique de la souveraineté, de la toute-puissance a dominé largement pendant tout le temps des monarchies, spécialement de la monarchie impériale romaine, où elle était à demeure. L’iconographie a aussi subi les effets de transposition des scénarios des épiphanies sotériologiques des religions mystériques de l’Antiquité: triomphe de majesté transposé dans le Christ trônant ou debout, image du Christ qui reçoit l’adoration ou l’offrande d’anges, d’apôtres, de martyrs, de fidèles, image du Christ qui délègue le pouvoir aux apôtres, qui monte au ciel selon le schéma de l’apothéose, image du Christ glorifié dans le ciel, couronné par la main du Père, comme l’empereur par la main divine, etc.
[8] Thème iconographique du voile ou du rideau écarté, déjà présent dans les religions mystiques de la basse Antiquité.
[9] Parmi ces épisodes, il y a le point culminant de ses manifestations, la croix, où le Logos crucifié, les yeux ouverts, est impassible ou glorieux, manifestant la conjonction indissoluble de ses deux natures dans sa personne.
[10] L’orthodoxie de l’icône tient donc à sa matière iconographique, aux sujets représentés. Ce sont, d’abord et surtout, le Christ et sa Mère. Ce sont ensuite les diverses manifestations de la théophanie du Christ. Dans ces manifestations théophaniques, on trouve les antécédents prophétiques et historiques, aussi bien ceux de l’Ancien Testament (Moïse, Elie, David, par exemple) que ceux des origines terrestres du Christ (Nativité de la Vierge, Nativité, épisodes de l’Enfance). On reprendra aussi les épisodes significatifs de sa vie publique, puis, surtout, les moments de sa vie après sa résurrection, moments où il est entré dans le temps absolu, un temps qui domine le temps terrestre mais qui, désormais, grâce à lui, le pénètre et le promeut (Descente aux enfers, scènes d’après la Résurrection, Ascension, Pentecôte, Jugement dernier). Les miracles du Christ sont des épiphanies où se manifeste la puissance sotériologique du Christ. C’est d’ailleurs ce que disent les Juifs qui assistent à ces miracles. Notamment, à la résurrection du fils de la veuve de Naïn, ils s’exclament qu’un grand prophète a été donné à Israël, prophète de la taille d’Elie ou d’Elysée qui, eux aussi, ont suscité des résurrections par leurs prières. Les épisodes, et les lieux où le Christ a vécu aussi bien (cf. Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèses, XIV, 22 qui considère les témoins vivants et matériels de la divinité du Christ sur un pied d’égalité). Aussi bien les personnes que les lieux sont investis de la qualité de “reliques”.
[11] La Trinité où l’on voit le Père et le Fils avec l’Esprit sous forme de colombe représente une version humaine, trop humaine de la paternité. C’est une projection, sur Dieu, de ce qui est humain, en contradiction avec l’évangile de Jean qui atteste que nul n’a jamais vu le Père. Si cette Trinité est surtout occidentale, c’est qu’en Occident, la Majesté a surtout été le trait conféré à la divinité, bien plus que la spiritualité, qui exige une transprence à l’égard du mystère. Partout où le pouvoir s’est manifesté en premier, la majesté a été surdéterminée.
[12] C’est ce même procédé que l’on retrouve dans le fauvisme. Georges Duthuit le remarque et y insiste dans son livre sur Le Fauvisme et dans les écrits où il met l’art byzantin en relation avec la révolution chromatique du fauvisme (Représentation et présence et Le Feu des signes).
[13] L’“invention” de la rigueur mathématique en perspective, par Brunelleschi, date de 1415. La première fresque qui applique les règles de Brunelleschi est celle qui représente une “Trinité de grâce” à Santa Maria Novella (Florence), due à Tommaso Masaccio (1401-1428 ou 1429). Le De Pictura d’Alberti, qui applique les règles de la perspective aux tableaux cadrés, est de 1435.