par Jean-Claude Polet (secrétaire de l'association Saint-Silouane)
« Entre Orient et Occident chrétien, les perspectives anthropologiques sont dans la divergence. La question de la perspective en peinture en manifeste les différences. En effet, selon les aspects, les points de vue, les dimensions que l’on choisit de mettre en œuvre dans les possibilités de l’épure perspective, on induit et on détermine fondamentalement une manière de concevoir la situation de l’homme dans le monde et le mode de son engagement religieux. Le triomphe de la perspective linéaire à la Renaissance a signé le passage de la conscience occidentale à l’humanisme moderne. En Orient, en revanche, l’art religieux chrétien, l’icône, n’a pas suivi ce mouvement, a continué et continue encore à être régi par la perspective inversée et à mettre en œuvre les normes qui la caractérisent. »
L’évolution vers la perspective[2] et son établissement normatif, signe majeur de la technique, du style, de l’épistémologie esthétique, donc des évidences de la perception et de la réception artistique dominante au cours des Temps modernes, ont construit les seuils herméneutiques qui, pour la théorie comme pour l’analyse, différencient, en histoire de l’art, d’une part, la peinture dans les Temps modernes, et, d’autre part, la peinture occidentale du Moyen Âge et la tradition iconographique byzantine dans toute sa longueur de temps.
La perspective est, en effet, comme l’a parfaitement démontré Erwin Panofsky dans son maître livre La Perspective comme forme symbolique, un aspect majeur de la révolution métaphysique qui, à la Renaissance, fait de l’homme et de ses diverses facultés le principe gnoséologique, la référence objective et l’horizon sémantique de son être au monde et, de ce fait, rapporte le mode de tout ce qu’il est et de tout ce qu’il fait à son propre point de vue[3]. Cela se traduit, naturellement, en peinture, par le fait que le tableau est conçu comme section du cône visuel, dans lequel s’inscrit, géométriquement, la « pyramide visuelle » ouvrant le tableau comme « une sorte de “fenêtre”[4] par laquelle, comme l’artiste veut nous le faire croire, notre regard plonge dans l’espace. » (Panofsky, p. 38). Certes, les conditions psychophysiologiques de la vision de l’espace par l’œil ne correspondent pas rigoureusement aux rigueurs mathématiques de la perspective géométrique[5], mais cet idéal abstrait demeurera cependant, pour la mise en œuvre moderne de la représentation d’objets tridimensionnels sur une surface bidimensionnelle, un projet de connivence commune et la référence constante de la peinture telle qu’elle s’est imposée à partir du XIVe-XVe siècle en Occident[6]. « Cette vision de l’espace est […] celle que le cartésianisme devait plus tard rationaliser et la doctrine kantienne formaliser. […] Elle pousse si loin la rationalisation de l’impression visuelle du sujet que c’est précisément cette impression subjective qui peut désormais servir de fondement à la construction d’un monde de l’expérience solidement fondé et néanmoins “infini”, au sens tout à fait moderne du terme. » (Panofsky, p. 159). « La perspective ramène le phénomène artistique à des règles stables, d’exactitude mathématique même, mais d’un autre côté elle le fait dépendre de l’homme, de l’individu même, dans la mesure où ces règles font référence aux conditions psychophysiques de l’impression visuelle et où les modalités de leur efficace sont liées à la détermination arbitraire d’un “point de vision” subjectif. C’est pourquoi on est tout aussi justifié à concevoir l’histoire de la perspective comme un triomphe du sens du réel, constitutif de distance et d’objectivité, que comme un triomphe de ce désir de puissance qui habite l’homme et qui nie toute distance, comme une systématisation et une stabilisation du monde extérieur autant que comme un élargissement de la sphère du Moi. » (Panofsky, pp. 160-161)[7]. C’est déjà ce qu’affirmait, de façon péjorative, Paul Florensky, dès 1919 : « La perspectivité est un procédé qui découle obligatoirement d’une conception du monde dans laquelle on reconnaît une certaine subjectivité comme la base véritable d’objets-représentations à demi-réels, subjectivité elle-même privée de réalité. […] C’est le courant de pensée qu’on appelle volontiers “naturalisme” ou “humanisme”, ce qui est né avec la fin du réalisme médiéval et du théocentrisme. » (La Perspective inversée, p. 114).
Le triomphe de la perspective est tellement apparu, dans le monde occidental, comme un point de non-retour que les historiens de l’art se sont employés à en décrire et à en mesurer les antécédents, les variations et les étapes successives, d’abord dans l’histoire de l’Occident européen, qui en a été le corps de gestation, puis, confrontés à l’exception résistante de l’Orient chrétien, à étudier les aspects, les circonstances et les raisons de cette distance définitivement volontaire[8].
Même si, dans son art religieux, depuis la période paléochrétienne jusqu’à la Renaissance, l’art occidental a été largement tributaire des mêmes principes que l’art byzantin, hérités de la période hellénistique[9], il a connu, en son propre sein, au Moyen Âge, des évolutions et des étapes liées aux modifications successives de la spiritualité, de la théologie, de l’ecclésiologie, de la piété et de la dévotion, mais liées aussi à des spécificités techniques[10] et politiques, et aux contextes économiques et sociaux qui ont rythmé, en Occident, l’histoire de la chrétienté. Si certaines d’entre ces modifications essentielles ont été indiquées et déjà traitées par Erwin Panofsky, d’autres historiens de l’art après lui se sont employés à en décrire les traits et à en déterminer les modes de réalisation et les étapes. Ce fut le cas notamment de Hans Belting qui, dans son Image et culte, a montré combien l’art de l’image[11] religieuse au Moyen Âge non seulement avait un lien direct avec le culte, mais était en fait un des modes d’expression de la conscience religieuse pour lors intégrale ou, à tout le moins, intégrante du Sitz im Leben et de la Weltanschauung d’époque.
Pour Hans Belting, comme on le constatera aussi pour Jean Wirth, les icônes, mais aussi les statues et les reliques, et plus généralement les images de vénération sont des « objets de culte » sinon à mettre entre eux sur le même pied, du moins à considérer comme équivalents dans la relation qu’ils peuvent impliquer, pour celui qui les considère[12], avec le monde céleste. Cette manière de réduire la démarche religieuse et la spiritualité chrétienne à la notion de « culte » est, loin de la tradition monastique, ascétique et mystique, très marquée par la conception, globalement protestante, de la médiation salvifique, écartant finalement, au profit d’une spiritualité abstraite, la légitimité du « culte » de la Vierge et des saints, la prière pour les morts, la « présence réelle », l’« adoration » du saint-sacrement, et la vénération des icônes, bref les manifestations du lien vécu, absolu, universel, aussi subjectivement intime qu’objectivement sacramentel, avec le monde transfiguré tel que le Christ est venu en établir les prémices. L’avènement de cette conception, décisive du protestantisme, qui ramène tous les supports d’art religieux à une même perspective sémantique, — le « culte » —, et permet de considérer tous les « objets de culte » d’un même point de vue herméneutique n’est pas sans lien avec l’établissement progressif, au cours des XIVe et XVe siècles, de l’iconoclasme final de la Réforme, et avec le triomphe moderne de la perspective et de ses implications abstraites et subjectives, globalement gnoséologiques, et donc pareillement théologiques et anthropologiques. Pour sa part, Jean Wirth[13], fidèle à cette manière, implicitement iconoclaste[14], de considérer la théologie de l’icône comme foncièrement incongrue[15], ne manque pas, cependant, en historien de l’art, extérieur a priori à l’organisation orthodoxe du sens de la révélation chrétienne, et de la christologie qui le fonde, de décrire les moments qu’il identifie et les variations qu’il constate dans l’évolution de l’art médiéval et de montrer, comme Erwin Panofsky[16] l’avait fait avant lui, comment ces différents moments dépendent des modifications de la spiritualité, de la théologie et de l’ecclésiologie dominantes en Occident au cours des siècles médiévaux, ou répondent à leurs diverses articulations spéculatives[17]. C’est dire que son histoire de l’image est autant sinon d’abord une histoire « impartiale » du christianisme catholique médiéval tel qu’il apparaît, examiné, avec érudition, tantôt à la loupe des nombreux textes d’époque produits sur le sujet, tantôt au télescope des évidences acquises depuis le triomphe de la perspective par un esprit réformé sinon laïque. L’intentionnalité qu’il reconnaît à l’art religieux médiéval ne va pas au-delà du concept de représentation et, en cette matière, — c’est ce que fait son livre L’Image à la fin du Moyen Âge —, il décèle tous les signes qui, peu à peu, diversement mais toujours en lien avec ce que la conscience d’époque dit de la conscience religieuse, établissent les changements, les découvertes, les ajustements et les mesures finales qui en arriveront à l’adoption définitive du cadre perspectif de la représentation, une représentation qui, authentiquement artistique, correspondra à ce que le spectateur d’une « œuvre d’art » est en droit d’attendre : une image exactement belle, envisagée du point de vue de celui qui la regarde, à commencer par son auteur[18]. La grande attention, préférentielle, que Jean Wirth accorde à tous les aspects de la conscience religieuse de l’Occident médiéval débouche sur l’assainissement spirituel que vient, à ses yeux, apporter la Réforme (c’est ce qu’établit le catalogue Iconoclasme. Vie et mort de l’image médiévale). Concomitamment, cet accomplissement ouvre, comme nombre de ses prodromes l’avaient annoncé, à « l’époque de l’art » telle que l’a définie Hans Belting[19] et, conséquemment, préside à l’ouverture de la peinture profane aux domaines de ses préoccupations spécifiques, notamment à l’imaginaire de la « fable », en l’occurrence la mythologie antique retrouvée, l’art religieux chrétien ne se distinguant plus, en Occident, que par les thèmes choisis pour la représentation, la perception et la réception de ses contenus spéciaux, individuellement variées selon les auteurs, et subjectivement variables selon les récepteurs.
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A la différence de l’art religieux occidental, la tradition iconographique orientale, principalement « byzantine », est demeurée globalement fidèle, aujourd’hui encore, aux canons, résistants, qui ont réglé sa facture, sa stylistique, son esthétique, sa sémantique et son herméneutique[20]. Elle n’a donc pas été, si ce n’est par défaut, jugée à la lumière, pour le coup rétrospective mais sans réelle emprise sur son erre impavide, par les « évidences » de la perspective moderne. C’est ainsi que les historiens de l’art de l’icône, même sensibles aux défis de la perspective humaniste[21], se sont, et d’autant plus qu’ils étaient originaires de cultures traditionnellement orthodoxes, consacrés à souligner les traits spécifiques de cet art et à montrer combien ces spécificités traduisaient une autre conception de l’image, homologue à une autre dialectique de la production, de la perception et de la réception esthétique et, essentiellement, tributaire d’une autre philosophie, d’une autre théologie, d’une autre anthropologie et d’une autre spiritualité que celles qui se sont succédé au cours du Moyen Âge occidental[22] et, a fortiori, très éloignée des évolutions de la peinture religieuse de l’Occident moderne[23]. André Grabar[24] exposa, par exemple, sans la mettre en cause, « la justification fondamentale de l’image religieuse », soulignant que « ce qui est essentiel » dans l’icône, c’est « la notion de la présence en elle d’un élément irrationnel qu’elle a en commun avec le personnage qu’elle figure »[25] et que cela favorise « le choix d’un style grave et majestueux, un hiératisme de l’attitude et des gestes, un refus plus ou moins affirmé d’imiter la plasticité des corps et des choses, ainsi que l’espace et le mouvement qui s’y déploie. » (Les Voies de la création, p. 139). Tania Velmans renchérit : « La sacralisation de l’image byzantine reposait sur la croyance qu’un lien direct existait entre la représentation et le représenté. L’image recevait les émanations, appelées également “énergies ”, de ceux dont elle traçait le portrait. » (L’Image byzantine, p. 11). Rien là que de très général, très peu théorisant, sans autre analyse que descriptive. On se contente de souligner que ces traits caractéristiques sont liés à de l’« irrationnel » et cultivent une « pratique de l’iconographie de contemplation » (Les Voies de la création, p. 139)[26].
Une fois cela admis, la description de l’iconographie peut se faire sans remise en question de ses formes symboliques, liées et correspondant à la conscience religieuse orthodoxe, une conscience fondée sur le dogme de Chalcédoine, qui implique la possibilité de ressentir la présence de la divinité du Christ dans la réalité de son corps[27] et dans la vérité de son image. Paul Florensky l’exprime dans des termes conformes à la pure tradition orthodoxe : « la vénération de l’icône se transporte sur le prototype » (p. 143) ; « nous sommes en contact ontologique avec le prototype lui-même » (p. 145) ; bien loin d’être une représentation, « l’icône rappelle un prototype, c’est-à-dire qu’elle éveille dans la conscience une vision spirituelle » (p. 146) ; « le fondement de l’icône, c’est toujours l’expérience spirituelle » (p. 149) ; la technique de l’iconographie et ses canons ne sont là que pour « écarter les obstacles nous masquant leur [celle du visage des saints] lumière » (p. 145). Et André Grabar énumère certains des traits qui caractérisent techniquement cette manière : « On les voit, en effet, [les Byzantins] en accord parfait avec la spiritualité chrétienne, s’attaquer d’une part à tout ce qui met en valeur la matière — le volume, le poids, les valeurs tactiles — et d’une manière plus générale l’espace un et continu dans lequel se déploie la matière. L’esthétique byzantine tend aussi à éliminer l’accidentel, à ignorer l’instantané pour ne retenir que le typique et le durable. Pour inviter à reconnaître ces valeurs privilégiées aux yeux de la foi, parce que s’approchant davantage du divin immuable, cet art cultive le rythme franc à cadences régulières, la ligne dégagée, les symétries reposantes, les équilibres qui annulent les mouvements contradictoires. L’œil est appelé à distinguer ces images graves et harmonieuses du monde matériel quotidien et à reconnaître en elles le divin. […] l’art faisant écho à l’idée de la perfection du divin et de la vision du monde irrationnel où la foi transporte le croyant. » (Byzance. L’art byzantin du Moyen Âge, p. 54-55). Cette manière de rendre compte d’un monde où le temps et l’espace et toutes les réalités qu’ils conditionnent n’ont pas de pertinence absolue se traduit, logiquement, par des moyens insolites du point de vue de la perspective moderne, en l’occurrence par une série d’incohérences. Tania Velmans les relèvent notamment à propos du Songe de Joseph de la Chapelle palatine de Palerme : y « apparaît une enceinte vue à la fois de face et de trois quarts. Elle consiste en une façade haute et étroite, absolument frontale, mais dont la partie supérieure est représentée de trois quarts, avec un angle face au spectateur. La première ne comporte que deux dimensions malgré ses portes ouvertes ; la seconde crée un semblant de profondeur. Les deux parties de cet édifice s’excluent mutuellement en opposant une ligne brisée formant un angle qui vient en avant et une droite la contrecarrant. […] L’incohérence relevée à propos de l’enceinte de la Chapelle palatine n’est pas un trait isolé. En réalité, elle est triple. Elle se produit une première fois dans le sens de la profondeur, puisqu’une façade à deux dimensions se termine par une terrasse à créneaux qui en a trois ; puis une seconde fois sur l’horizontale parce que la position de l’édifice représenté suppose un artiste en mouvement, le contemplant à la fois de face et de trois quarts. Enfin un troisième décalage a lieu sur la verticale, les portes de l’enceinte étant représentées à la hauteur du regard du spectateur, alors que les créneaux, au-dessus d’elles, sont vus d’en haut. Nous appellerons ce triple déplacement du centre de projection “la diversité des points de vue appliquée au même objet ” » (L’Image byzantine, p. 53-54). En effet, « Quant aux édifices, aucune coordination n’existe entre leurs différentes lignes de fuite. […] les artistes s’appliquent à creuser l’espace, tout en contrecarrant cette initiative dans le but de la limiter. » (ibid. p. 58). « Les multiples meubles et les architectures sont observés de points de vue différents et, par conséquent, s’entrechoquent. » (ibid., p. 60). Car « Le monde divin n’avait que faire d’un espace profane et de la scène de genre, image de la banalité quotidienne. » (ibid. p. 64). « Les artistes […] représentèrent un espace, ou plutôt un non-espace, réduit à une surface dorée. Ce fond étincelant et vide était un symbole de lumière divine et une figure de l’infini. Les personnages y contribuèrent car ils furent dématérialisés par la quasi-absence de modelé, la souveraineté de la ligne rythmique, et par leur position frontale. Légers et touchant à peine le sol (souvent supprimé), ils flottent dans la lumière rayonnante de l’au-delà. » (ibid., p. 12).
Ces procédés de composition et de mise en œuvre sont regroupés, par réaction contre les « évidences » modernes de la perspective linéaire, sous l’appellation de « perspective inversée[28], parfois aussi de perspective déformée ou mensongère »[29] (La Perspective inversée, p. 70). Si, aux yeux de Paul Florensky, les Anciens avaient certainement, « en raison de leur grande capacité d’observation géométrique », connaissance des règles de la perspective, « ils les trouvaient superflues et anti-artistiques »[30] (ibid., p. 76), car elles manquaient le propos du grand art. Et il insiste : « chacun sera spontanément amené par son instinct esthétique à reconnaître la supériorité des icônes qui transgressent la perspective. […] des transgressions voulues [relevant d’] un système particulier de représentation et de perception de la réalité » (p. 69). Ces transgressions « sont [d]es procédés de mise en évidence » (ibid., p. 69) qui soulignent que « l’affranchissement vis-à-vis de la perspective ou de la non-reconnaissance initiale de son pouvoir (qui, nous le verrons, est caractéristique du subjectivisme et de l’illusionnisme) est due à une objectivité religieuse et à une métaphysique » (p. 73). En revanche, bien loin de l’« art pur », l’application en peinture de la perspective linéaire trouve son origine dans les « décors de théâtre [qui] veulent remplacer la réalité par son apparence : l’esthétique de cette apparence est la cohérence interne de ses éléments, et non la marque symbolique du prototype dans l’image incarnée par les moyens de la technique artistique. Le décor est une duperie, certes une belle duperie, tandis que la peinture “pure” est — ou du moins cherche à être avant tout — la vérité de la vie, une vérité qui ne se substitue pas à la vie, mais qui est seulement la marque symbolique dans sa réalité la plus profonde. » (p. 75). Très platonisant[31], Paul Florensky considère, en effet, que la créativité de l’« art pur » vise à révéler par la forme, et révèle à qui participe de cette même intention, la réalité idéale sous-jacente aux êtres[32] et touche ainsi, autant que possible, la vérité de leur essence[33]. Le dispositif figuratif auquel l’icône se soumet pour se produire et qui s’impose à la perception du regard de celui qui la contemple vise à permettre cette révélation qui, loin, de ramener aux séductions de la réalité naturelle et ordinaire, conduit à la vérité spirituelle sous-jacente au réel, et à l’espace qui le comprend[34]. Techniquement, visuellement, cela se traduit par diverses dérogations aux lois de la perspective[35], singulièrement par la contradiction qui, majeure, définit la perspective inversée : « Voilà la propriété de cet espace spirituel : plus quelque chose est éloigné, plus cela est grand, et plus quelque chose est proche, plus cela est petit. C’est la perspective inversée. » (p. 94-95). Après avoir développé, parallèlement à l’évidence de la supériorité des icônes, cette charge en règle contre les préjugés perspectivistes et leurs références, à ses yeux anti-artistiques, rationalistes, humanistes et individualistes, Florensky, dans L’Iconostase (1922), conclut, à propos de « la métaphysique de l’icône » : « que cette métaphysique soit égyptienne, pré-chrétienne ou chrétienne est pour l’instant sans importance » (p. 208-209) et il ajoute : « Si la décoration de la momie dissimulait en elle le corps momifié du défunt et que ce corps était pensé comme lié au principe de la vie, pouvait-on considérer cette représentation comme quelque chose en soi et non comme dépendant de la personne ? […] Le parent ou l’ami du défunt disait, et avec raison : “Voici mon père, mon frère, mon ami…” et non “Voici la couleur appliquée sur le visage de mon père” ou “Voici le masque de mon ami” etc. Incontestablement, le masque, dans la conscience religieuse, n’était pas séparé du visage, ne s’opposait pas à lui, il se pensait avec lui, en lui, ayant une valeur et une signification grâce à cette relation. Ce masque n’était pas une dissimulation du mort mais la manifestation de son essence spirituelle plus clairement, plus directement, que l’aspect du visage lui-même. / Le masque dans le culte des défunts était en vérité la manifestation du défunt, c’est-à-dire déjà une manifestation céleste, pleine de la grandeur et de la magnificence divine, étrangère aux émotions terrestres, illuminée par la lumière céleste. L’homme de l’Antiquité savait que par ce masque, il avait l’énergie spirituelle de ce même défunt se trouvant à la fois en lui et sous lui. Le masque mortuaire, c’est le défunt lui-même et ce non seulement au sens métaphysique mais physique également : il est là, il nous manifeste lui-même son visage. Il ne pouvait exister d’autre ontologie chez les chrétiens d’Egypte. Pour eux, l’icône du témoin n’était pas une représentation mais le témoin lui-même témoignant d’elle et par elle. »[36] (p. 209) Affirmation typiquement chrétienne, faisant référence à la destinée spirituelle de la chair, actualisant, par la foi, la grâce et les sacrements, la transfiguration du réel que l’icône à la fois signifie, actualise et anticipe. Gilbert Dagron, dans Décrire et peindre. Essai sur le portrait iconique[37], vient rendre raison à l’histoire, à l’analyse philosophique de l’image iconique et à la conscience que la foi orthodoxe en a. Centrée sur l’« icône-portrait », de focalisation frontale, et, potentiellement donc, sur le face-à-face que le regard porté sur l’icône engage, cette étude s’attache à cerner ce qui fait l’originalité de l’icône-portrait[38], dont le parangon est le visage du Christ. Après avoir judicieusement souligné le fait que le portrait échappe à l’ouverture perspective sur le monde, il note : « le portrait isole le modèle pour une réception plus directe et plus forte. “C’est moi”, semble dire la personne représentée. “C’est lui”, semble répondre en écho celui qui reconnaît le modèle ou apprend son identité par une inscription[39]. Le peintre est censé ne faire que les présentations et, assez vite, s’effacer. Il y a une différence de degré plutôt que de nature entre l’icône et n’importe quel portrait[40] ainsi défini, l’image de culte poussant seulement au paroxysme tous les éléments de la définition par une frontalité qui accentue le face-à-face, par un acte de foi qui le transforme en dialogue, prière et intercession, par une permanence des types iconographiques qui limite les écarts d’interprétation, par un anonymat de l’artiste et une discrétion de l’art qui permettent de transformer l’œuvre peinte en vision. » (p. 9). Ainsi que le précise Gilbert Dagron, se référant à saint Syméon le Nouveau Théologien : « il est difficile de dire […] à propos d’une image du Christ Pantocrator et Panépopte (“tout-puissant” et “voyant tout”), qui regarde et qui est regardé. » (p. 10). Certes, les représentations du visage charnel du Christ ont été diverses et sont innombrables, mais ce qui importe, c’est la manifestation, progressivement unifiée, de sa stature divino-humaine, du ressuscité dans la Gloire, dont les déclinaisons se feront dans et par les icônes en fonction des situations historiques et culturelles où il sera placé. Cette progressive mise au point se fera dans et par l’Eglise au fil de son histoire, pour en arriver à une typologie canonique garantissant aussi rigoureusement que possible la vérité spirituelle du dialogue contemplatif susceptible de se produire entre le contemplateur et l’icône et transcendant les éventuelles traces (indécises) ou les témoignages écrits (rares et contestables) susceptibles de proposer un portrait du Christ tel qu’il fut « de son vivant terrestre ». Pour ce qui est de la Mère de Dieu et des saints, une pareille stéréotypie s’imposera qui, hormis pour certaines icônes récentes ou censément « ressemblantes », — un nombre finalement restreint —, se contentera des attributs typiques de leur statut ou de stigmates corporels traditionnellement attestés. On les verra donc surtout apparaître, dans la tenue classique où l’on entend évoquer, pour les rassembler au cours de la liturgie, « les ancêtres, les pères, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les prédicateurs, les évangélistes, les martyrs, les confesseurs, les ascètes, et tout esprit juste accompli dans la foi » (Liturgie de saint Jean Chrysostome )[41]. Ce qui est essentiel, et ce que garantit, théoriquement du moins, le nom obligatoirement apposé sur l’icône, c’est, comme le souligne Gilbert Dagron, d’éviter l’équivoque : « Reconnaître, voilà la grande affaire » (p. 149), car « dans le portrait plus que dans toute autre peinture, la réception importe autant que la conception et, pour des raisons de normativité religieuse, [elle est] attentivement surveillée » (p. 11). « L’icône n’est, en somme, qu’un portrait à l’état pur, c’est-à-dire la représentation d’une personne montrée pour elle-même, désignée plutôt que peinte, présente plutôt que représentée » (p. 77).
C’est ainsi que, dans l’icône-portrait, et dans toute icône[42], il n’y a de vraie perspective que celle qui est reçue par celui qui se tient sous le regard de la figure qui manifeste et diffuse la présence de la sainteté. L’icône est, en effet, d’abord un regard adressé par celui dont le visage est donné à contempler, un regard qui invite au dialogue et à la réponse active de celui qui la contemple, et la baise, réalisant, au plus près, le contact du face-à-face. Gilbert Dagron note : « La vérité “relationnelle” de l’icône » est à concevoir « comme une continuité concrète pouvant assurer l’acheminement de la prière et la réponse espérée d’une sanctification. » (Décrire et peindre, p. 71)[43]. Et c’est parce que l’initiative du regard vient de l’icône qu’elle est ainsi construite selon une « perspective inversée » et qu’elle applique les diverses techniques propres à cette mise en œuvre, techniques forcément insolites, voire aberrantes du point de vue de la perspective linéaire. Dans le cas de l’icône, le sommet du cône perspectif est à situer « derrière » l’icône ; son axe passe entre les deux yeux du visage qui nous regarde ; le « tableau » qui cadre la base de la pyramide perspective est défini par la face de celui qui regarde l’icône ; sa ligne d’horizon est au bout du monde, dans le dos du regardeur, ce monde appelé à recevoir l’énergie de l’Esprit Saint que le Christ et les saints rayonnent.
Cette inversion de la perspective, typique de l’iconographie chrétienne, mais qui ne lui est pas propre, comme le soulignait Paul Florensky, appartient à toutes les religions. Ce qui est spécifique au christianisme et radicalement original, c’est que Les Regards de l’image[44] ne sont pas adressés par des hommes ou par des dieux, mais par le Christ en personne, hypostase unique en deux natures, ou par les saints, hommes transfigurés, à l’image du Christ, par l’énergie de l’Esprit Saint. Ils s’adressent aux hommes, hypostases uniques dont la nature humaine est, par participation et par grâce, en espérance, en potentialité ou en travail de ressemblance divine, c’est-à-dire tendant vers la déification de leur hypostase. La contemplation iconique, comme toutes les autres opérations chrétiennes de communion sacramentelle, en constitue la promesse, les prémices, l’actualisation ou l’anticipation. C’est ce que Gilbert Dagron rappelle : « La théologie de Maxime le Confesseur (580-662) réorientera durablement la tradition des Pères en la désintellectualisant, en se démarquant des modèles antiques, en insistant sur la “déification” de l’homme et sur l’unité du monde visible et sensible à travers lequel Dieu se fait connaître en esquissant […] une anthropologie dans laquelle le corps n’était plus une punition infligée à l’homme, mais participait à sa divinisation. Ce sera désormais le cœur de l’Orthodoxie ». (Décrire et peindre, p. 35). « L’Incarnation n’a pas seulement donné une visibilité à Dieu, elle a aussi changé la nature de l’homme. […] L’Incarnation a engagé ce processus qui rend désormais à l’homme le droit de figurer à nouveau dans une hiérarchie visible allant, sans vraie discontinuité, des hommes ordinaires — morts ou vivants — aux saints ou prophètes, des saints ou prophètes aux anges et des anges à Dieu. » (ibid., p. 62-63). L’icône, en effet, témoigne d’une nouvelle anthropologie, radicalement différente de l’anthropologie humaniste, antique ou moderne. C’est ainsi que l’homme, qui se situe sous l’œil et dans la perspective déterminée par le cône perspectif du Christ ou des saints, — les hypostases remplies de l’Esprit de Dieu —, se trouve également, en raison de sa foi et de la puissance sacramentelle qui l’habite, par commutation[45] de l’Esprit, dans une attitude qui manifeste la réponse de son être-au-monde au regard qui lui est adressé. L’imperfection du regardeur de l’icône, évidente face à la sainteté qui se propose de le visiter, se transforme, par la conscience qu’il en a, en aveu d’insuffisance et en appel, c’est-à-dire en prière. Cependant, quelle que soit la logique de réelle commutation spirituelle où soit engagée cette perspective humaine, elle demeure essentiellement subordonnée, car elle part du regard charnel de l’homme au monde. C’est ce qui fait que, dans l’icône, certains traits de son dessin et de sa composition sont, dans le cadre même de la perspective inversée, tributaires des conditions naturelles, subjectivement perspectivistes, inhérentes à l’expression naturelle de l’esprit humain, notamment pour ce qui concerne la perception sensorielle et les figurations conceptuelles, géométriques et mécaniques, de l’espace-temps. Ce sont, d’ailleurs les signes et les traductions de cette perspective inévitablement quasi-linéaire qui permettent de considérer les icônes, surtout les icônes thématiques, scéniques et narratives, comme des représentations et, en constatant leurs incohérences, de les trouver en défaut ou en irrégularité de conformité perspectiviste.
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Le grand mérite d’Erwin Panofsky, et de l’Ecole allemande dont il est un des maîtres, fut de situer l’histoire de l’art au lieu d’intelligence même où se situent les enjeux anthropologiques que l’art exprime et met en œuvre : « la méthode qui se place sur le plan de l’histoire du sens est la seule apte à compléter une étude purement historique, plus apte en tout cas que des réflexions psychologisantes qui, tout en paraissant approfondir l’image historique, ne font en réalité qu’amalgamer art et artiste, sujet et objet, réalité et idée. » (p. 218). La tradition iconographique orthodoxe a refusé, quant à elle, de prendre l’aiguillage et de suivre la voie où s’est engagé l’humanisme renaissant, au nom d’une anthropologie chrétienne qui ménage, par l’icône, la possibilité de prendre conscience de la destinée divino-humaine de l’humanité : l’invitation à répondre, par le regard et ensuite par le baiser, au regard que le visage de l’Homme-Dieu et celui des hommes qui l’ont authentiquement rejoint adressent à chaque être humain disposé à penser que la vie divine le regarde. Ce lien direct, concret autant qu’intime ne requiert d’autre réponse que celle qui, dans une simplicité sans logistiques herméneutiques, esthétiques ou psycho-philosophiques, appelle tout « homme de bonne volonté » à s’interroger sur cette interpellation silencieuse.
Jean-Claude Polet
Bibliographie
Bailly, J.-Ch., L’Apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum, Paris, Hazan, 1997, 175 p.
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[1] Nos citations se font toujours à partir des éditions françaises, dont les signalements figurent dans notre bibliographie finale.
[2] « C’est seulement avec la Renaissance que le terme de “Perspective” prend le sens que nous lui donnons aujourd’hui et que la perspective, patrimoine non plus des philosophes et des mathématiciens, mais des artistes devient essentiellement, de science de la vision qu’elle était, science de la représentation artistique » (Marisa Dalai Emiliani, in : Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, p. 9-10). C’est du reste en prenant comme point d’appui l’émergence de cette acception de « perspective », et les multiples analogies, religieuse, sociale, économique et esthétique concomitantes à cette inauguration que Hans Belting opère la distinction qui donne son titre à son œuvre majeure, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art.
[3] Elle établit « un rapport nouveau entre l’œuvre d’art et le spectateur : un rapport de nature purement esthétique et non plus religieuse ou symbolique, comme durant le Moyen Âge. » (Marisa Dalai Emiliani, in Panofsky, p. 26). L’art, au sens où les Temps modernes l’entendront, interpose « entre l’aspect visuel de l’image et la compréhension du spectateur un niveau de sens nouveau, accordé à l’artiste en tant que tel, qui prend l’image à son propre compte. La crise de l’ancienne image et la naissance du nouveau critère de qualité artistique se conditionnent mutuellement. L’individu prend le pouvoir sur l’image et cherche dans l’art l’application de sa compréhension métaphorique du monde. Naissant désormais et se laissant déchiffrer selon les règles de l’art, l’image s’offre à la réflexion du spectateur. Forme et contenu se désistent de leur sens immédiat en faveur du sens médiatisé de l’expérience esthétique et de l’argument caché. » (Hans Belting, Image et culte, p. 26).
[4] C’est Léon-Baptiste Alberti (1404-1472) qui, le premier, a retenu cette image pour formuler la nouvelle norme de composition du tableau.
[5] Pour une discussion approfondie et nuancée de ces différentielles, on se reportera à l’étude d’Erwin Panofsky, qui expose les diverses possibilités de représentations qui leur sont propres (La Perspective comme forme symbolique, pp. 42-53), et à celle de Paul Florensky (La Perspective inversée, spécialement dans sa section XV, aux pp. 114 à 120) .
[6] « La perspective n’est rien d’autre que l’expression concrète du progrès simultanément accompli sur le plan de la théorie de la connaissance et de la philosophie de la nature. […] la pensée abstraite consommait publiquement et de façon décisive la rupture […] avec la vision aristotélicienne du monde en abandonnant la notion d’un cosmos édifié autour du centre de la terre considéré comme un centre absolu et enfermé par la sphère externe du ciel considérée comme une limite absolue, et en développant de ce fait le concept d’un infini dont il n’y a pas seulement un modèle en Dieu, mais qui est effectivement réalisé dans la réalité empirique. » (Erwin Panofsky, p. 157).
[7] Alors que La perspective comme forme symbolique d’Erwin Panofsky est de 1923-24, Paul Florensky écrivait en 1919 : « Toute représentation est un symbole, toujours, toute représentation, qu’elle soit perspective ou non, quelle qu’elle soit, et les images des arts plastiques se distinguent les unes des autres non parce que les unes sont symboliques et les autres soi-disant naturalistes, mais parce qu’étant aussi peu naturalistes l’une que l’autre, elles sont le symbole de différentes faces des objets, de différentes conceptions du monde, de différents degrés de synthétisme. […] La perspective dans les tableaux n’est pas pour autant une propriété des choses, comme le pense le naturalisme vulgaire, mais seulement un procédé d’expression symbolique, un des styles symboliques possibles, dont la valeur artistique est soumise à un jugement particulier, mais précisément en tant que telle, en-dehors des mots terribles de véracité et de prétention à un “réalisme” patenté. Par conséquent, en discutant la question de la perspective, directe ou inversée, mono- ou pluri-centrique, il faut absolument a priori partir de la fonction symbolique de la peinture et des autres arts plastiques, afin de s’expliquer quelle place occupe la perspective par rapport aux autres procédés symboliques, ce qu’elle exprime vraiment et à quelles conquêtes spirituelles elle conduit […] la perspective elle aussi, si elle vaut quelque chose, doit être un langage témoin de la réalité. » (p. 104). Autre coïncidence entre Panofsky et Florensky, — à étudier —, ce qui est abordé, par le premier, dans la section XIV de La perspective inversée (1919) et ce que le second étudie dans « Le problème du style dans les arts plastiques » et « Le concept du Kunstwollen », écrits en 1915, publiés dans Zeitschrift für Aesthetik und Algemeine Kunstwissenschaft, études qui font suite à La Perspective comme forme symbolique dans l’édition, en traduction française, de 1975. On consultera, à propos de Paul Florensky, le récent colloque de Bordeaux, qui comporte notamment deux études intéressantes sur la perspective telle qu’il la concevait. Cf. notre bibliographie.
[8] Certes, l’art profane du monde occidental a pénétré assez largement à Byzance au cours du Moyen Âge et son influence s’est poursuivie, ensuite, en Orient chrétien, dans la ligne inaugurée en Occident à la Renaissance, mais son art religieux est demeuré, jusque de nos jours, décidément fidèle à la tradition iconographique byzantine non perspectiviste.
[9] Thomas S. Mathews, dans son livre Les Origines païennes des icônes, se fonde sur l’intention votive des panneaux religieux peints dans l’Egypte hellénistique pour montrer combien sont continus sinon, bien entendu, identiques, l’intentionnalité, les techniques, le soubassement symbolique, voire les schémas scéniques et la typologie des figurations païennes et chrétiennes de la dévotion privée. Il écrit : « La peinture chrétienne d’icônes se tient, selon nous, dans la droite tradition de l’art antique et constitue l’une des phases les plus inventives de la peinture grecque sur panneau » (p. 13).
[10] La pratique de la ronde-bosse dans l’art religieux en Occident n’est pas une des moindres différences qui séparent les traditions occidentale et orientale. Si l’Orient l’a abandonnée après le « triomphe de l’Orthodoxie » (843), c’est sans doute pour éviter la tentation idolâtre qu’elle comporte. La perfection de la sculpture grecque, puis la sculpture impériale avaient abondamment donné l’exemple d’une glorification, indue aux yeux des chrétiens, de l’être-là, corporel, tridimensionnel de l’Être qui, auréolé de beauté et de puissance transcendantale, pouvait puissamment susciter la confusion entre une séduction purement esthétique ou politique et la transfiguration chrétienne, certes liée à l’apparence esthétique et à la puissance de la grâce, mais résultant essentiellement du lien établi, par intériorisation spirituelle, entre l’intime de la conscience du regardeur baptisé et la présence d’un être de grâce, traversant le support figuratif. Cf. notre recension, parue dans « Contacts. Revue française de l’Orthodoxie », n° 233, janvier-mars 2011, pp. 93-97, de Johann Gottfried Herder, La Plastique. Quelques perceptions relatives à la forme et à la figure. Tirées du rêve plastique de Pygmalion. Traduction et commentaire de Pierre Pénisson. Préface de Jacqueline Lichtenstein. Paris, Cerf, 2010, V-180 p. Coll. Bibliothèque franco-allemande.
[11] Dans ce livre, « le terme d’image concerne[ra] essentiellement le portrait d’une personne, l’imago […] elle se différenciait de la représentation narrative ou historia, qui permettait au spectateur de contempler et de lire en même temps l’histoire du salut. » (p. 5) L’auteur s’y préoccupe surtout de peinture, d’abord à partir et à propos de l’art occidental. Il précise : « L’ère d’une histoire de l’image commune à l’Orient et à l’Occident s’achevant lentement après 1200, il ne sera donc pas question de la peinture d’icônes orientale postérieure. » (p. 6). Il reste cependant que, fidèle comme tous les historiens de l’art, aux principes de l’iconologie moderne, fondés par Ernst Cassirer et Erwin Panofsky, Hans Belting base son étude sur une documentation qui, pour peu qu’elle ait quelque chose de religieux, rassemble toute forme d’images, indépendamment de leur support, de leur taille, et, surtout, de la spécificité des leurs usages et de leurs fonctions, confondant et niant donc largement ainsi, sous la coupole abstraite du concept d’image, l’intention spirituelle et/ou rituelle, et les fonctionnalités matérielles inhérentes aux divers objets d’art religieux. Car la phénoménologie de la perception de ces objets d’art religieux et la relation spirituelle qu’on entretient avec eux ne sont évidemment pas de la même nature et n’induisent donc pas de catégorisations universalisables si l’on a affaire à des formes ou à des figures en deux ou en trois dimensions, de telle ou telle situation spatiale, de telle ou telle grandeur, sur tel ou tel support, de tel ou tel usage. Structures et ornements architecturaux, ronde-bosse, haut- ou bas-relief, fresque et peinture murale ou tableau et enluminure, objets d’orfèvrerie, vêtements liturgiques, etc., etc., ne sauraient être confondus, ni pour leur signification ni pour leur sens. Or, c’est ce qu’induit et biaise, toute théorie de l’image.
[12] L’absence de toute attention à la nature de la vision des objets imagés (neutre, engagée, distante, réticente, etc.) et à l’intentionnalité du regard porté sur eux (distrait, attentif, interrogatif, pénétrant, averti, etc.) ignore, à grand frais, tout ce qu’une phénoménologie de la perception des objets imagés et du contexte de leur prise en considération, implique et révèle. Une histoire de l’art qui ne se nourrit que de la théorie de l’image, ne saurait se faire qu’à son seul bénéfice et au détriment de l’authenticité du sens dont les diverses images, en leurs diverses situations et selon les divers points de vue de leur considération, recèlent de leur dynamisme de relation.
[13] C’est ce qui apparaît à travers trois de ses livres principaux, L‘Image à l’époque romane, L’Image à l’époque gothique (1140-1280), L’Image à la fin du Moyen Âge et qui s’affirme encore dans ses diverses interventions dans Iconoclasme. Vie et mort de l’image médiévale.
[14] Le mystère du dogme de Chalcédoine est ainsi récusé au nom des contradictions et des apories que son paradoxe suscite. On oppose, en dépit de l’unique hypostase qui les conjoint, les deux natures, humaine et divine, du Christ, considérant que l’une est représentable, alors que l’autre est incirconscriptible ; on en vient donc à contester que l’image du Christ, plus encore que l’hypothèse mystérieuse de son unique hypostase, puisse faire l’objet, sans idolâtrie, d’une quelconque représentation.
[15] Nostalgique des Libri carolini (790-791) et très en phase avec les fondamentaux iconoclastes de la Réforme, Jean Wirth note, dans les conclusions de son volume sur L‘Image à l’époque romane : « Dans l’univers religieux carolingien, les images ne sont que des ornements facultatifs du culte, dépourvus de sacralité. Leur insertion dans une religion axée sur le livre pose un problème : les clercs lettrés dénoncent leur incapacité à représenter l’invisible, auquel le langage accède naturellement, et ne voient en elles qu’un décor mondain destiné au plaisir irrationnel des sens. L’articulation de la religion des clercs sur celle des illettrés à travers des pratiques communes d’adoration privilégie d’autres objets : l’eucharistie, la croix et les reliques. L’adoration des images, entièrement théorisée chez les Grecs, pratiquée à Rome sous leur influence, suscite la méfiance la plus vive. « (p. 451). Ou encore : « La réification eucharistique de Dieu eut les conséquences les plus favorables sur le développement de son image, en balayant les scrupules que provoquait sa nature spirituelle et irreprésentable. On décèle au contraire une insistance sur la fabrication de Dieu par l’artiste comme par le prêtre ». (p. 453) Et il s’est employé, dans ses trois volumes sur l’image au Moyen Âge, à montrer combien les visées purement spéculatives et les arguties conceptuelles, théologiques et philosophiques, justifiant la vénération des icônes étaient tributaires des diverses spiritualités et des successives périodes de conscience religieuse dominante, bien plus que d’une vérité universelle et essentielle au christianisme.
[16] Dans Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’Abbé Suger de Saint-Denis. Traduction et postface de Pierre Bourdieu, Paris, Les Editions de Minuit, 1967.
[17] Ainsi, par exemple, il écrit dans L’Image à l’époque gothique (1140-1280) : « Le déclin des idéaux théocratiques et ascétiques de la réforme grégorienne commence dans les années 1120, à la fin de la querelle des investitures. […] Les conséquences iconographiques de ce tournant sont immédiates. » (p. 140).
[18] C’est ce qui, en critique, en histoire de l’a rt et en esthétique des Temps Modernes, oblige à se référer d’abord à la signature de l’auteur, à ses intentions significatives, au style qui lui est propre, aux éventuelles variations esthétiques qu’il a connues, bien plus qu’au sens de l’image qu’il a produite.
[19] Edouard Pommier, dans Comment l’art devient l’Art, a bien montré comment, avec Dante, le mot « artiste » est advenu, comment, à partir singulièrement de Giotto, la peinture est passée progressivement des arts mécaniques aux arts libéraux, comment, par Boccace, Pétrarque et, au terme d’une progressive autorisation, qui s’achève avec Vasari, les initiateurs de la perspective, conscients de leur nouvelle autorité, se sont montrés en portraits, se sont fait connaître et reconnaître, obtenant par leur individualité affirmée, puis acquérant par l’assentiment de la conscience collective, un statut qui les a fait appartenir, par leur signature, stylistique ou nominale, à la gloire de l’Histoire.
[20] André Grabar souligne que la stabilité des images religieuses « fut remarquable, et il serait inexact d’y voir un reflet d’une stagnation de la culture byzantine » (Les Voies de la création en iconographie chrétienne, p. 140).
[21] Ce n’est pas que les Byzantins eussent été incapables de retrouver la perspective antique et de la mener jusqu’à ses ultimes développements. André Grabar remarque : « la peinture des Paléologues a évolué d’une certaine façon qui suppose son indépendance à l’égard de l’art contemporain en Occident. […] contrairement à la peinture italienne, elle a été, dès le milieu du XIIIe siècle, en possession d’un langage pictural largement inspiré par des modèles classiques et capable à la fois d’imiter la nature et de créer un art monumental nouveau. Or par la suite cet art n’a pas évolué dans le même sens, en se perfectionnant graduellement dans l’imitation de la nature, comme en Italie. Peu de temps après 1300, à l’époque des grandes réussites de Giotto, la peinture byzantine ralentit puis arrêta les recherches » et cela en raison de l’influence prépondérante du mouvement hésychaste et de Grégoire Palamas (1296-1359), soucieux de maintenir intact le dispositif de dialogue mystique dont l’esthétique iconographique traditionnelle favorisait, sinon garantissait la pratique et la possible efficacité. (Byzance. L’art byzantin du Moyen Âge, p. 172). Tania Velmans le souligne pareillement (L’Image byzantine, p. 14). Thomas F. Mathews, en se référant à l’expérience de saint Pacôme, voit même, dès l’origine, une analogie étroite entre les dynamismes relationnels impliqués par la « prière de Jésus », typique de l’hésychasme, et le rapport à l’icône (Les Origines païennes des icônes, pp. 138-143).
[22] Même si les peintures religieuses du Moyen Âge occidental et oriental présentent certaines analogies, en raison de la foi relativement commune du premier millénaire, du fonds commun paléochrétien et des continuités hellénistiques véhiculées, tant en Orient qu’en Occident, par l’iconographie chrétienne, il reste que la peinture du Moyen Âge occidental a progressivement accentué une autonomie que la rupture protestante, le retour des tendances iconoclastes et le concomitant triomphe de la perspective et de ses implications rendront irréversibles.
[23] A propos des Libri carolini (790-791), André Grabar souligne : « Cette querelle autour des images, et donc de l’art figuratif, précède d’un demi-siècle la première rupture entre les Eglises latine et grecque (cf. Photios et le désaccord sur les mots “filioque” du Credo). Cette précocité d’une séparation sur le plan de l’art religieux n’est généralement pas mise en valeur par les historiens ; mais c’est à tort, car le domaine des arts — que ce soit par la création artistique elle-même, ou par le rôle des œuvres d’art dans la dévotion religieuse — est un révélateur puissant du contenu réel de la foi, dans les consciences des différents groupes ethniques, politiques et sociaux. » (Les Voies de la création, p. 164). Tania Velmans renchérit : « Ces pratiques et ces théories [la sacralisation de l’image byzantine] furent résolument rejetées par l’Occident, grâce à Charlemagne et à Théodulphe, évêque d’Orléans, qui rédigea probablement les Libri carolini, stipulant que l’image ne devait servir qu’à instruire les fidèles et à décorer les édifices du culte. » (L’Image byzantine, p. 11). La conception de l’iconographie comme « bible des illettrés » est déjà attestée chez le Pseudo-Denys et Grégoire le Grand (v. 540-604).
[24] Il précise d’ailleurs bien qu’il se place, notamment dans son livre Les Voies de la création en iconographie chrétienne du point de vue du « sens profond des images religieuses » et il ajoute que, dans son propos « il s’agissait bien d’iconographie et non pas d’histoire de l’art » (p. 201).
[25] André Grabar note : « on exprime l’irrationnel en établissant un écart entre l’image et la réalité matérielle. […] Ce sont des “signes” plus que des représentations. » (Byzance. L’art byzantin du Moyen Âge, p. 22. Cette manière, assez sommaire, de présenter les choses fait l’économie d’un exposé philosophique et théologique de la relation spirituelle par l’icône telle qu’elle fut fondée par la tradition orthodoxe, une tradition que les partisans modernes de la révolution perspectiviste n’ont pas manqué, pour leur part, de décrire, de scruter, de relativiser ou de contester.
[26] Prudent, et assez à distance des théories abstraites et universalisantes de l’image, où seule importe la configuration, l’historien de l’iconographie byzantine tient compte, plus que les autres, de la nature, du support, de la situation et de la fonction de l’image pour en saisir et en organiser le sens. Ainsi, alors que les historiens de l’art médiéval occidental mettent sur un pied d’égalité significative les enluminures et les retables et les unifient sous un même regard, ce qui ramène cet art au propos pédagogique défendu par les Libri carolini, André Grabar souligne, par exemple, que « l’iconographie exégétique byzantine, qui s’apparente à celle des Latins, ne s’est exercée que dans le cadre des psautiers à illustration marginale […] et n’a pas modifié les principes fondamentaux de l’iconographie byzantine. » (Les Voies de la création, p. 151). Et encore : « Tout ce qui est art chrétien monumental, à Byzance, porte l’empreinte des offices célébrés à l’église, et cela est vrai également d’une partie essentielle des livres illustrés et des arts industriels de luxe. » (Byzance. L’art byzantin du Moyen Âge, p. 58). On est encore loin d’une différenciation des modalités et des intentionnalités de la figuration mais au moins on y fait droit, fût-ce implicitement.
[27] Le dogme de Chalcédoine ne fait essentiellement que formuler « théologiquement » l’affirmation de l’Epître aux Colossiens (2, 9) : « En effet, c’est en lui qu’habite corporellement toute la plénitude de la divinité ».
[28] C’est le titre d’un article de Paul Florensky écrit en octobre 1919 à l’usage de la Commission de sauvegarde des monuments d’art ancien de la Laure de la Trinité Saint Serge, texte programmatique en l’occurrence. Il sera traduit et constituera une partie importante de La Perspective inversée. L’Iconostase et autres écrits sur l’art.
[29] Panofsky, à propos de la perspective inversée, note qu’elle est déjà d’un usage fréquent dès avant le IIe siècle « par exemple dans la célèbre mosaïque aux colonnes du Capitole et même déjà dans des pièces come la peinture murale d’Anapa datant du IIIe siècle av. J.-C. […] et souvent aussi dans la perspective des vases à ornementation dentelée de l’Italie du Sud. Mais elle n’y a pas encore la portée fondamentale et la généralité auxquelles elle accède dans l’art byzantin paléochrétien et dans l’art médiéval. (Panofsky, p. 97).
[30] Florensky insiste : « comment s’imaginer qu’au cours de nombreux siècles des gens experts et profonds, créateurs d’une culture originale, n’auraient pu remarquer un fait aussi élémentaire, aussi immuable, et même frappant, que la convergence des parallèles vers l’horizon » (p. 84). C’est ce que Panofsky disait, lui aussi, autrement : « La perspective antique est donc bien l’expression d’une vision bien définie de l’espace et, si cette vision diffère fondamentalement de celle des modernes, on n’en doit pas moins absolument, contrairement à la conception que défendait Spengler, la qualifier de vision de l’espace, et elle est du même coup l’expression d’une idée, tout aussi définie, que les Anciens se faisaient du monde […]. Pourquoi l’Antiquité n’a-t-elle pas, elle déjà, fait ce pas apparemment si simple qui l’aurait amenée à couper la pyramide visuelle par un plan et, de là, entraînée à pousser jusqu’à une construction de l’espace véritablement exacte et systématique ? […] pour la bonne raison que ce sentiment de l’espace, dont les arts plastiques devaient être l’expression, ne revendiquait nullement l’espace systématique ; en ce domaine, les artistes de l’Antiquité étaient e que les philosophes de cette même Antiquité » (pp. 91-92).
[31] Son œuvre majeure en cette matière, La Colonne et le fondement de la Vérité : essai d’une théodicée orthodoxe en douze lettres (Traduit par Constantin Andronikof, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, 501 p. ; collection Sophia) en est empreinte.
[32] « Ainsi la représentation — quel que soit le principe qui préside à la correspondance entre les points de la représentation et ceux de la chose représentée — ne fait que signifier, indiquer, suggérer, faire allusion à l’idée de l’original, mais ne donne en aucun cas une copie ou un modèle de cette image. De la réalité du tableau, en fait de ressemblance, il n’y a pas de place : le gouffre béant est enjambé pour la première fois par la raison créatrice de l’artiste et ensuite par la raison reproduisant en elle-même le tableau d’une manière co-créatrice. » Le tableau « est obligatoirement le symbole du symbole […] Du tableau le spectateur va à l’enveloppe des choses, et de l’enveloppe, à la chose elle-même. » (Florensky, p. 110).
[33] Pour Florensky, cela définit toute figuration, à commencer par les projections géométriques : « une carte de géographie est une représentation et n’en est pas une. Elle ne se substitue pas à l’image véritable de la Terre, fût-ce dans une abstraction géométrique, mais sert seulement à indiquer un de ses signes. » (p. 109)
[34] C’est le propre de l’esprit humain lorsque la spontanéité de l’enfance n’a pas encore été réduite aux contraintes de la raison. « En ce qui concerne la non-perspective, ou plutôt la perspective inversée, les dessins d’enfants rappellent vivement les dessins du Moyen-Âge, malgré les efforts des maîtres pour inculquer aux enfants les règles de la perspective linéaire » (Florensky, p. 84)
[35] Florensky remarque : « les artistes eux-mêmes, les théoriciens de la perspective, commettaient tous, absolument tous, de grossières “maladresses” et “erreurs” contre ses exigences ! Mais l’étude des tableaux en question révèle que leur force réside justement dans ces “erreurs” et “maladresses” » (p. 91) ; « des manuels de perspective bien conçus donnent même des conseils sur la manière de transgresser l’unité perspective sans que cela se remarque trop » (p. 96). « Tous les traités scientifiques imposent […] des limites aux possibilités d’illusion de la perspective. Avant tout, pour pouvoir dire que le représentation perspective est vraiment fidèle à la vision naturelle, il est nécessaire que le peintre, non seulement ait recours à la perspective linéaire (avec laquelle on rend la structure géométrique des corps), mais l’intègre ,dans la perspective atmosphérique, au moyen de laquelle on peut enregistrer également les variations d’intensité lumineuse et les gradations des couleurs selon la distance. Pour que l’image construite au moyen de la projection perspective, ou centrale, coïncide scientifiquement avec elle de la vision directe, il faut en outre que l’observateur se plie aux conditions dictées par la construction elle-même : autrement dit qu’il regarde le tableau à partir du même centre visuel que celui adopté par le peintre, à la même distance, et avec un seul œil absolument immobile. « (p. 8). La perspective optique, telle que la géométrie descriptive la définit ne convient qu’à un usage de dessin industriel. Dès le moment où on entre dans l’examen de la manière dont les tableaux (réduction de la tridimensionnalité sur un espace bidimensionnel) sont construits par le peintre et vus par le spectateur, on est amené à devoir modifier les, — et donc à faire exception aux —, rigueurs de la perspective optique, car la vision binoculaire opère ses changements, et les possibilités de point de vue sont plus variables.
[36] Gilbert Dagron l’affirme pareillement : « l’image et le nom se conjuguent. En inscrivant le nom à côté de l’image, on lève le doute sur l’identité de la personne représentée et l’on supprime la peur de l’idole, c’est-à-dire d’une représentation qui ne représenterait qu’elle-même. » (Décrire et peindre, p. 67) ; « l’épigraphie a valeur de sceau […]. Mieux, elle transforme l’icône elle-même en un “sceau et une empreinte” (Théodore Stoudite), c’est-à-dire en une image authentifiée par son modèle, qui se reconnaît et se nomme : “Je suis le Christ, la Théotokos, saint Paul.” » (Décrire et peindre, p. 68-69).
[37] Cet essai reprend des séminaires qu’il a tenus au Collège de France et des articles publiés de 1979 à 2006.
[38] Toutes les images religieuses orthodoxes , quelles qu’elles soient, sont, pour des raisons de facilité et de synthèse appelées « icônes », mais, à vrai dire, l’icône première, au nom de laquelle toutes les icônes et l’iconographie chrétienne fondent leur légitimité, est l’icône du Christ, le Dieu absolu qui, par son Incarnation et sa Résurrection est donc non seulement représentable mais présent sous diverses espèces, singulièrement les espèces eucharistiques, les autres manifestations sacramentelles, les Ecritures et les images de son être divino-humain. Cette présence spirituelle s’adresse aux sens de l’homme éveillé par la foi chrétienne et, potentiellement, à tout « homme de bonne volonté ».
[39] Jean-Christophe Bailly, dans L’Apostrophe muette, à propos des portraits du Fayoum, a admirablement formulé ce que l’intériorisation de la spiritualité de l’Egypte hellénistique et romaine lui a permis de pressentir, et qui constitue les prodromes de ce que l’icône orthodoxe, envisagée dans et par la spiritualité cultivée par la foi, propose. Il écrit : « Ce qui est peint, à dire vrai, ce n’est pas le sujet, c’est la personne, c’est le prosopon même, mot qui en grec signifie tout à la fois le visage, le masque et la personne grammaticale. » (p. 145). Et il ajoute : « C’est la personne, en sa liberté relationnelle et en son désarroi ou son ouverture, qui est à la bonne distance, et cette distance est aussi la plus grande : le mystère de la personne qualifie le retrait et la différence de l’individu mieux que ne le fait la posture du sujet, avec la personne vient quelque chose de plus lointain et de plus proche à la fois, quelque chose de plus mobile — que le jeu de mots d’Ulysse devant Polyphème éternise et suspend [On se souvient qu’à la question que Polyphème adresse à Ulysse sur son identité, celui-ci répond « Personne », affirmant par-là l’irréductible ambiguïté du sujet individuel de l’homme, l’irréductibilité de sa nature à sa personne et de sa personne à sa nature]. De ce mystère mobile qui sans fin recompose sous nos yeux la présence de l’autre, le visage est la face, la surface d’apparition. C’est en tout cas lui qu’on voit, qu’on voit ainsi sur les portraits du Fayoum où, malgré la fixité, les « personnes » représentées ont toutes l’air de se comporter en locataires et non en propriétaires de leur forme. C’est cette location, cette apparence que, depuis la tombe, ils nous présentent comme leur seul bien terrestre, un bien qui leur a été prêté et qu’il leur a fallu ou qu’il leur faudra bientôt rendre. » (pp. 146-148). La foi chrétienne en la résurrection des corps atteste que ce bien sera rendu à chaque personne en unité, identité et perfection. Les icônes des saints, singulièrement celles du Christ, en manifestent la plénitude acquise et la présence prégnante.
[40] A l’exception notoire de l’autoportrait. Son illusoire autonomie soit renvoie le regardeur à son extranéité, soit l’invite, une fois assumé l’aller et retour de la question sur l’identité intime du regardé et du regardeur, à sublimer, relativement, celle de l’ego du peintre.
[41]Gilbert Dagron précise : il faut que l’image iconique des saints, leur représentation soit « théologiquement vraie » (p. 26), concernant des hommes « qui n’étaient pas considérés comme des hommes ordinaires, mais comme des épiphanies, à saisir par les yeux de l’âme » (p. 27) ; « seul un homme rétabli dans sa dignité d’image de Dieu pourrait être le modèle d’un portrait légitime, disent les sages chrétiens » (ibid.).
[42] Les icônes scéniques, narratives ou thématiques, proposent non pas un spectacle, une représentation, mais le sens historié d’une présence providentielle et salutaire adressé à celui qui les regarde.
[43] L’intention dialogique, la rencontre personnelle, intime, inhérente à la relation iconique est forte : « Les icônes n’étaient pas des leçons de catéchisme en images, mais des foyers d’expériences spirituelles dont on ne pouvait détourner les yeux » (Thomas F. Mathews, Les Origines païennes des icônes, p. 142).
[44] C’est le titre du livre que Roland Tefnin a consacré à l’analyse de la semiosis de l’image frontale, de tous les temps et de toutes les religions.
[45] Cette commutation s’exprime dans la manière, classique, dont on conçoit l’attitude de l’iconographe qui, par la prière qui précède et accompagne tout son travail, dispose son esprit à recevoir l’enargeia, c’est-à-dire les énergies du Saint-Esprit qui vont lui permettre d’adopter ou, à tout le moins, de traduire (en se réglant sur la tradition) le regard que l’icône porte sur le monde. L’esprit de l’iconographe, cependant, quelles que soient sa pratique traditionnelle et sa progression personnelle dans la sainteté, demeure, par son enracinement dans le monde, tributaire du point de vue humain, en l’occurrence des contraintes de son optique propre. D’où cette conjonction asymétrique, dans la facture de l’icône, entre le point de vue du regard de l’icône, la perspective inversée, et le point de vue du regard, de perspective linéaire, que l’homme dans le monde porte sur les réalités transfigurées par l’Esprit.