Créativité et Tradition, travailler avec Léonide Ouspensky, 1981-1987
Archimandrite Patrick (Doolan)
supérieur du monastère de Saint Grégoire le Sinaïte en Californie, USA
(Texte traduit par Emilie Van Taack)
1- Première rencontre. Une nouvelle compréhension de la peinture d'icône.
J'ai rencontré Léonide et Lydia Ouspensky sur le déclin de l'année 1981, après avoir déjà lu ses livres au cours des deux années précédentes consacrées l'étude et à la peinture des icônes. Ils m'avaient invité à dîner à la suite d'une lettre de mon père spirituel leur demandant s'ils auraient la gentillesse de me recevoir si j'avais l'occasion de venir à Paris.
Ils me reçurent avec la délicate hospitalité qui est restée célèbre. Une fois le dîner fini, Léonide Alexandrovitch repoussa sa chaise et dit en s'appuyant sur le dossier: "Bon, alors, quelles sont vos questions?" Je ne m'attendais pas à une entrée en matière aussi directe et ma tête, jusque là pleine de questions, devint tout à fait vide. Mais, mis à l'aise par leur simplicité, nous commençâmes à parler de peinture d'icônes, à la fois des questions techniques et des aspects théoriques.
La première conversation sur la peinture d'icône.
Au fur et à mesure que la soirée s'avançait, il s'avéra qu'il était possible de répondre vite et facilement aux questions techniques concernant la peinture, la tempéra à l'œuf, la préparation des planches et du vernis - questions que je considérais comme les plus urgentes - et nous ne nous y arrêtâmes pas longtemps. Après tout, expliqua-t-il, la tempera à l'œuf est un medium relativement simple : la planche, la préparation, le mélange des couleurs, et le vernis peuvent être appris et exercés avec un peu de pratique.
La conversation s'orienta rapidement vers la question de l'usage qui doit être fait de ces choses. Les couleurs, certes, mais quelles couleurs? Comment vont-elles ensemble, quelles décisions esthétiques doivent-elles être prises et selon quel critère? Beaucoup des sujets discutés ce soir-là feraient encore l'objet de nos conversations les six années à venir.
La partie principale de notre conversation se concentra sur quelque chose d'autre: la théologie, l'art, le sens de l'icône. Comment dessine-t-on les icônes? Comment doit-on travailler A PARTIR des icônes anciennes et non pas exactement les copier. Comment déterminer ce qui doit ou ne doit pas être peint dans une icône? Comment comprendre les variations de style qui distinguent les différentes écoles ainsi que les icônes anciennes et contemporaines? Comment la puissance créatrice et les capacités individuelles du peintre peuvent-elles être mises au service de la tradition?
Je n'étais pas conscient de beaucoup de ces question avant de parler avec Léonide Ouspensky. En parlant avec lui, l'intellect et le cœur s'ouvraient instantanément à de nouvelles manières de penser l'icône.
Il examina très attentivement les photos de mon travail des deux années précédentes et qui consistait en dessins et en icônes peintes. J'avais dessiné et peint les icônes auxquelles on pouvait s'attendre: du Sauveur, de la Mère de Dieu, des Saints. La Trinité de Saint André Roublev, des personnages de la rangée de la Déïsis, des icônes des fêtes. La plus part des icônes que j'avais pris [P.2] pour modèles étaient des icônes de la Russie médiévale mais il y avait aussi des icônes byzantines tardives et des icônes modernes grecques et russes. Il vit immédiatement que pour les icônes peintes j'avais décalqué des icônes dans des livres ou sur des photographies, les copiant aussi exactement que possible, reportant le dessin sur les planches préparées et peignant l'icône à partir de là. En fait, c'était les iconographes rencontrés en Amérique dans leur majorité qui m'avaient enseigné à faire ainsi.
C'est alors qu'il me donna mon premier enseignement pratique. Si je voulais peindre de vraies icônes il me fallait entreprendre un apprentissage qui durerait toute la vie et qui consistait à dessiner A PARTIR des icônes anciennes, et à dessiner à main levée sur la planche préparée. Pour peindre des icônes, il fallait faire une étude et une observation précise des icônes existantes. Il me dit que la question n'était pas de dessiner correctement mais de comprendre: comprendre l'icône dans sa totalité, les détails, les personnages, les proportions et les couleurs.
Au long de la conversation, Léonide Ouspensky illustrait ses propos par des références aux reproductions contenues dans les nombreux livres sur l'iconographie rangés sur les rayonnages qui couvraient les murs de son appartement. Au milieu de la pièce, sur le manteau de la petite cheminée, on pouvait voir un spectacle familier à ses élèves, plusieurs panneaux de bois faits à la main, appuyés la face contre le mur. C'étaient ses propres icônes, parvenues à des stades différents de réalisation et qu'il utilisait aussi pour illustrer ses propos.
Ces icônes en cours furent une révélation pour moi. La beauté des couleurs, le dessin vivant, le style, qui donnait l'impression d'être ancien et moderne en même temps.
Ce lien entre la tradition et la créativité était un thème récurrent dans l'enseignement de Léonide Ouspensky: dans son école, on ne trouvait aucune reproduction d'icônes anciennes mais on trouvait des études fidèles, toujours poursuivies par une pratique fréquente, régulière, des icônes anciennes - qui par elles-mêmes sont les guides et les modèles pour les iconographes. Il illustrait constamment les sujets qu'il traitait à propos d'icône peintes ou sculptées en recourant aux icônes anciennes, en général les icônes russes.
C'est lors de cette première nuit qu'il me dit, et cela de manière très emphatique: " Les icônes anciennes sont les meilleurs maîtres!"
En 1983 et 1984 je vivais à Thessalonique en Grèce où j'étudiais les icônes anciennes et les églises. Pendant cette période, j'eus la possibilité de rendre visite aux Ouspensky un certain nombre de fois. Il voulait que je lui parle de toutes les églises, de toutes les fresques, de toutes les icônes que j'avais vues et insistait pour avoir des détails.
[P.3]En parlant de la Tradition il écrivait dans Le sens des icônes :
..."L'Eglise à maintes reprises, par des décisions conciliaires et par la voix de ses hiérarques, a indiqué la nécessité de suivre la Tradition et de peindre "de la même façon dont peignaient les iconographes et saints". "Représente par des couleurs, dit saint Siméon de Thessalonique, conformément à la Tradition; c'est là la peinture véritable comme l'écriture dans les livres et la grâce divine repose sur elle parce que le représenté est saint." (Le sens des icônes, Paris 2007 p. 42)
...[La création d'une icône] est une création non pas personnelle mais catholique.
..."La proposition habituellement entendue: "Je le vois" ou "je le conçois" de telle ou telle façon - sont des notions absolument exclues" en ce cas."
L'immersion dans l'enseignement de l'Eglise sur les saintes icônes et leur sens est ce qui donne à l'iconographe la liberté: la liberté artistique (Ibid., p.43) de peindre en accord avec la vraie foi. cette immersion s'applique à deux choses: le contenu théologique et la réalisation artistique de l'icône elle-même.
Parlant à propos de la créativité du peintre, il écrivait:
"La peinture d'icône n'est donc aucunement de la copie. Elle n'est certes pas impersonnelle, car suivre la Tradition n'enfreint jamais les possibilités créatrices du peintre: ses particularités individuelles se manifestent tant dans la composition que dans le coloris et le tracé des lignes." (Ibid., p.42)
Et ne voyons-nous pas ceci dans toutes les icônes anciennes existantes qui sont parvenues jusqu'à nous? Les icônes de Théophane le Grec et celles de saint André Roublev pourraient difficilement être considérées comme des reproductions d'autres icônes, ou seulement comme des reproductions du travail de l'un ou de l'autre. Les peintures murales de Dionysii et de ses fils au monastère de Theraponte, et les peintures murales de l'église du Sauveur à Chôra (Karye Djami) possèdent un style personnel quoique absolument traditionnel dans tous leurs aspects.
J'ai la conviction que l'iconographie du passé dans toute son extension apporte la preuve de la pertinence de ce qu'Ouspensky écrit sur l'icône ainsi que de sa manière de peindre. Quand il parlait du "canon iconographique", il ne faisait pas seulement allusion aux Saints Canons eux-mêmes mais aux Saintes Icônes qui sont parvenues jusqu'à nous.
[P.4]
"Depuis longtemps déjà, on a constaté qu'il n'existe pas d'icône pareille l'une à l'autre: en effet on ne rencontre jamais deux icônes peignant le même sujet qui soient entièrement semblables (sauf dans certains cas de nos jours lorsqu'il s'agit de copier exprès). On ne copie pas les icônes, on les peint à partir de et ces reproductions sont libres et à chaque fois créatrices." (Ibid, p. 43)
Ainsi, au lieu de décalquer, il fallait dessiner. La liberté viendrait de la pratique, de la fréquentation des icônes anciennes, d'une compréhension grandissante de l'enseignement de l'Eglise, tout en vivant de la vie de l'Eglise. En copiant ou en reproduisant d'autres icônes, il semble qu'il y ait un encore plus grand besoin de comprendre le canon iconographique et d'étudier les icônes anciennes à la lumière des saintes Ecritures, de la prière liturgique et de l'enseignement patristique. Léonide Alexandrovitch n'a jamais considéré l'icône comme autre chose que l'art de l'Eglise elle-même:
"Ainsi, on ne peut comprendre ou expliquer l'art sacré en dehors de l'Eglise et de sa vie. Une telle explication restera toujours partielle et incomplète. En relation avec l'art sacré lui-même, elle sera fausse."
3-"La Main est le Meilleur Outil"
Je demandais à Ouspensky quels étaient les outils qu'il utilisait pour le dessin, compas, règles? Il resta un moment silencieux puis leva sa main et répondit,
"La Main. La main est le meilleur outil". Ceci fut dit en russe, en français et en anglais.
Il avait pour règle de ne pas utiliser de règle, ni de compas ni aucun instrument de mesure pour dessiner les icônes sur la planche: il dessinait à main levée. On peu le constater aisément sur ses icônes. Ceci avait pour conséquence que sa main était absolument sûre, il peignait et dessinait les lignes sur ses icônes avec une précision, une liberté et une autorité rarement trouvée chez les peintres modernes.
Cette nuit-là, la conversation se poursuivit très tard; il me semblait que plus je posais de questions, plus j'en avais de nouvelles. Finalement, vers une heure du matin, Lydia Alexandrovna se tourna vers moi et dit (elle devait répéter souvent cette phrase à l'avenir): "Et maintenant monsieur Doolan, je crains d'avoir à vous mettre dehors!". Je remerciais mes hôtes, rangeais mes affaires et partis - un peu étourdi et ému d'avoir rencontré et parlé avec le maître. Je pensais par la suite cette nuit-là que mon voyage avait déjà été merveilleux. J'étais excité par le travail qui se trouvait devant moi, même si je sentais bien qu'après avoir vu Léonide Alexandrovitch j'en savais moins qu'avant. Bien que j'ai mentionné que je n'avais pas fixé la date de mon retour aux USA, je ne savais pas si je reverrai encore les Ouspensky car ils n'avaient pas parlé d'une éventuelle autre visite. [P.5] Ils avaient gardé le silence quand je le leur avais dit. Mais le matin suivant, Lydia Alexandrovna téléphona aux personnes chez qui j'habitais et leur dit: " Léonide va prendre ce jeune homme comme élève. Dites-lui de venir à la classe de la rue Pétel samedi après-midi et d'apporter un crayon et du papier." C'est ainsi que je devins l'élève de Léonide Ouspensky.
Pour mieux dire, je devins l'élève des Ouspensky. Jusqu'à la dernière année de sa vie, je ne m'entretins jamais avec Léonide Ouspensky sans que madame Ouspensky ne traduise du russe en anglais, et ensuite de l'anglais vers le russe. Elle était, comme il est bien connu, brillante linguiste et par elle-même érudite. L'instruction qu'ils me dispensèrent fut l'un des aspects de leur multiple collaboration. Elle fit plus que me donner accès à lui, elle m'instruisit elle-même, prenant sa part de l'enseignement par ses aperçus [personnels] extrêmement utiles. Nous avions l'impression de parler tous les trois en même temps et la conversation était toujours intense et vivante.
4-Première leçon
J'ai eu le privilège d'appartenir à cette classe extraordinaire qui se réunissait le samedi après-midi à l'Exarchat de la rue Pétel. je ne perdrai pas de temps à la décrire ici, car il y en a plusieurs parmi nous qui l'ont connue beaucoup mieux que moi. Je veux juste dire que, pour nous élèves, être ensemble avec le Maître et les uns avec les autres était une grande expérience. Nous apprenions du Maître et nous apprenions les uns des autres, ce qu'il encourageait.
A cette époque, je passais mes journées à l'église des Trois Saints Hiérarques, rue Pétel, et dans l'église notre Dame Joie des Affligés et Sainte Geneviève, rue Saint Victor, dessinant et étudiant les icônes d'Ouspensky et de père Grégoire Kroug. Je dessinais aussi à partir d'icônes anciennes reproduites dans des livres. Plus tard, la semaine d'après dans son appartement, aux premières heures d'instruction de peinture d'icône, il commença à parler de la composition et de la pose des couleurs. Il prit une icône sur laquelle il était entrain de travailler, pour ainsi dire à moitié achevée, et commença à mélanger des couleurs pour me montrer comment il appliquait les couleurs sur une icône. Pendant qu'il était entrain de mélanger les couleur dans la paume de sa main, il fit une pause, me regarda directement et intensément et dit qu'au XXième siècle, les icônes étaient en général peintes de l'une ou de l'autre manières antithétiques: soit, d'un côté, comme une reproduction mécanique d'une icône existante, soit, de l'autre, comme une fantaisie artistique "originale" procurant plaisir et satisfaction à son auteur (self-indulgent). "La Tradition de l'Eglise, ce n'est ni l'un ni l'autre de ces deux extrêmes, observa-t-il, mais la Créativité dans la Tradition."
Créativité et Tradition
Pour Ouspensky, ces choses n'étaient pas opposées l'une à l'autre. Elles étaient deux composants indispensables de la peinture des icônes. Sa propre [P.6] iconographie, à mon avis, semble exécutée dans un style très ancien et cependant il est facile d'identifier son travail comme celui de Léonide Ouspensky, un peintre du XXième siècle.
C'est pourquoi il est facile de comprendre comment certains purent et peuvent encore considérer Ouspensky de manière si différentes. J'ai remarqué que certain le considèrent comme exagérément conservateur, conventionnel, inflexible sur la question du contenu des icônes. D'autres trouvent son travail moderne et individualiste, parce qu'il ne copie pas d'icônes anciennes particulières, byzantines ou russes. Les icônes qu'il a peintes et nous a laissées illustrent éloquemment sa compréhension de la fidélité à la Tradition, au moment même où il use de ses dons créateurs personnels.
La confrérie Saint Photius
Je crois qu'il faut garder en mémoire qu'avec le père Grégoire, Ouspensky travailla en relation avec ses collègue, les confrères de Saint Photius. Ils présentaient leur travaux à d'autres érudits: théologiens, musiciens, hymnographes et canonistes. L'activité créatrice au sein d'une telle communauté est l'environnement idéal, et c'est quelque chose à quoi nous devrions tous porter attention.
Votre réponse, c'est votre travail.
Sa réponse à la question de la relation entre Créativité et Tradition était son travail, pris dans son ensemble: les icônes peintes et les écrits. "Votre réponse est votre travail", comme il disait souvent.
5-Travailler avec Ouspensky
Voir avec les yeux du maître
Je passais le premier mois seulement à dessiner, ce qui me donna une certaine liberté d'explorer de nombreuses icônes sous la direction d'Ouspensky. Avec le deuxième mois, il commença à m'apprendre la peinture, à la fois dans la classe avec les autres, et chez lui, une fois par semaine. Le dimanche, après la liturgie rue Saint Victor, Madame Ouspensky venait vers moi et disait: "Mr Doolan, pouvez vous venir mardi à 13h cette semaine? Le jour changeait chaque semaine mais ma réponse était toujours la même, puisqu'étudier avec eux était la seule tâche qui m'incombait en ces jours heureux.
Quand je travaillais avec eux, les deux dernières années, il y eut de moins en moins d'instruction à proprement parler et le temps était occupé à critiquer les icônes. Après les quelques premières années, je commençais à remarquer quelque chose: j'anticipais souvent ce qu'Ouspensky allait me dire avant qu'il ne l'ait dit.
Un jour, il critiquait comme à l'ordinaire mes icônes et madame Ouspensky traduisait. Il parlait très vite et, sur un point, elle eut du mal [P.7] à trouver le mot anglais pour traduire le mot russe employé par Léonide Alexandrovitch pour décrire mon icône.il était entrain de me dire qu'une certaine couleur était trop "lourde". Comme madame Ouspensky cherchait un mot équivalent en anglais, je lui donnait moi-même ce mot. Elle lui donna ma traduction et il dit: "Oui, tu vois, je t'ais dit que tu n'as plus besoin de traduire, il comprends le russe maintenant!" Je ne comprenais absolument pas le russe, mais j'avais commencé, au moins dans une faible mesure, à m'approprier sa VISION. Chaque icône que j'avais peinte me paraissait différente dès que je la plaçais sous ses yeux !
C'est un phénomène qui arrive entre maîtres et élèves. L'élève commence à voir les choses comme le professeur les voit et c'était particulièrement vrai des élèves d'Ouspensky. C'est ainsi que les élèves étaient d'une grande utilité les uns pour les autres et je suis convaincu que, les années passant et les élèves qui ont appris personnellement d'Ouspensky devenant plus vieux, cette interaction devient de plus en plus importante.
Grégoire: à Vézelay, mon travail m'a paru différent
Lorsque père Moïse et moi peignions les fresques à Vézelay, Grégoire et Irina Aslanoff sont venus nous visiter et nous aider un peu. Le simple fait d'avoir un autre élève d'Ouspensky avec nous, nous fit voir notre travail différemment, nous a permis de critiquer nos esquisses et de peindre d'une manière plus claire, plus dynamique, plus ressemblante à la manière d'Ouspensky.
L'évaluation individuelle de l'étudiant
Ouspensky était capable d'avoir en vue les besoins individuels de chaque étudiant, comprenant les forces et les faiblesses de chacun relativement à ses talents naturels et à ce qu'il avait acquis par le travail.
Mes forces et mes faiblesses
Mes forces: le dessin, le graphisme, la composition, l'observation des anciennes icônes, "Tu sais comment regarder", disait-il.
Mes faiblesses: la couleur, la peinture, la qualité de la peinture, et une tendance à être, de son point de vue, trop conventionnel.
Il savait que j'étais par ma nature, un peintre d'icône très conservateur et très conventionnel. Quand je vois une grande icône, quelle que soit son école, il m'est très difficile de m'en dégager. Moyenne byzantine, russe médiévale, byzantine tardive, père Grégoire Kroug classique et bien sûr, Ouspensky lui-même. Connaissant ma pente naturelle, spécialement quand j'étais un jeune étudiant, quand je copiais de grandes icônes que j'avais vues, il insistait sur la nécessité pour moi d'être créatif.
[P.8] Avec les étudiant qui avaient tendance à l'individualisme, il insistait plus sur la nécessité de suivre la tradition et parlait moins de créativité.
Il me dit de ne jamais travailler un jour, dans un style et un jour, dans un autre, selon le vœux des commanditaires. "Ne te préoccupe pas de faire des icônes grecques ou russes ou américaines (quelles qu'elles puissent être), mais soucie toi de faire des icônes qui soient orthodoxes et le reste viendra de soi."
Sa sévérité en tant qu'instructeur
Il était sévère et sans compromis, il n'avait pas peur de faire des critiques difficiles à entendre. Une fois, alors que je le voyais après quatre mois d'absence, Emilie van Taack, une autre de ses élèves, nous rejoignit dans son atelier l'après midi. On s'assit tous les quatre pour le thé avant l'instruction et Emilie voyait que j'étais un peu démoralisé. "Ne vous faites pas de souci pour lui, dit-il à Emilie. J'ai du être très sévère avec lui aujourd'hui parce qu'il s'en va bientôt et qu'il y a des choses qu'il doit apprendre avant de s'en aller." En effet, nous avions eu une très importante leçon.
Il avait critiqué plusieurs icônes que j'avais peintes en mettant l'accent sur mes couleurs très lourdement épaisses. Et soudain, plutôt exaspéré, il me dit:
"Tu ne vois donc pas que cette couleur ne va pas avec celle-ci?"
"Non", répondis-je.
"Tu n'est pas vraiment un peintre, n'est-ce-pas"?
C'est une citation exacte. Il ne me disait pas cela d'une manière insultante ou qui me répudiait. C'était une évaluation honnête, bien que difficile, et une identification.
"Non, je ne le suis pas."
Et, quelque peu découragé et aussi immature, je versais quelques larmes.
Mais il continua immédiatement à m'instruire.
"Tu n'est pas naturellement un peintre, comme moi je le suis. Tu dois donc en tenir compte. tu dois travailler dur sur la couleur, apprendre comment chaque couleur entre en relation avec celle qui la jouxte et avec toutes les autres sur la planche."
Il me cita père Grégoire Kroug comme quelqu'un qui avait parfois des difficultés avec la couleur. Ouspensky expliqua qu'il avait l'habitude d'appliquer les couleurs et même toute la gamme de couleurs d'une autre icône, représentant un tout autre sujet - sur celle qu'il était entrain de peindre. C'est ainsi qu'il avait appris comment fonctionnent les couleurs et qu'il était devenu le brillant coloriste qu'on connait.
[P.9] La couleur et la peinture, c'est un combat de toute la vie. En m'aidant de façon incisive à voir ma faiblesse en tant que peintre, il m'aida: 1) à travailler sur mon problème et 2) à être en paix sur la question de mes défauts artistiques et de mes insuffisances. Je reste jusqu'à aujourd'hui bien conscient de cette aide et reconnaissant vis à vis de lui.
6 - Les autres élèves dont j'ai appris quelque chose
Apprendre des autres élèves d'Ouspensky, en plus des autres élèves de la classe, fut très important pour mon développement en tant que jeune peintre.
Helena Nikannen de Finlande, peintre d'icône et conservatrice, fut envoyée par Ouspensky au séminaire de Saint Vladimir à New York en 1982 pour y enseigner un semestre.
Matouchka Mariamna Fortunatto vint à la Section Théologique de 3ième Cycle de l'université de Berkley, en Californie en 1989.
Ces deux femmes donnèrent des cours magistraux d'histoire et de théologie de l'icône et toutes deux, également, donnèrent des cours de peinture d'icône. Elles parlaient le langage iconographique d'Ouspensky, le représentant pour les étudiants américains, comme elles le faisaient dans leur propres pays.
7- La technique iconographique d'Ouspensky
Lorsqu'il commençait à peindre, il faisait toujours le signe de la croix deux fois sur lui-même et une fois sur l'icône.
La technique propre à notre professeur est bien documentée dans l'article "La technique de l'icône" dans Le sens des icônes, (Ibid., pp.51-54). Nous y lisons ce qui concerne le dessin à main levée sur le gesso, l'ajout de surface colorées, la réintroduction de lignes dessinées, les couleurs plus claires, et les dernières lumières (rehauts). A cette explication d'ensemble, J'ajouterai les observations suivantes:
Bien que là soient décrites les étapes essentielles que Léonide Alexandrovitch suivait quand il peignait une icône, au moins au cours des années où je travaillais moi-même avec lui, il serait faux de dire qu'il était inflexible sur l'ordre suivi. Il faut faire remarquer que s'il sentait la nécessité de s'écarter de cet ordre de base, il le faisait. Je l'ai vu peindre une icône de la Présentation de la Vierge au Temple qu'il faisait pour l'iconostase de l'église des Saints Grégoire le Théologien et Anastasie à Bernweiller, en Alsace. Il avait vaguement dessiné tous [P.10] les personnages et il avait commencé d'appliquer les couleurs sur la plus grande partie du panneau; au milieu de formes ébauchées, le visage de Zacharie le Grand Prêtre, y compris ses épaules et son auréole, était complètement fini. Il avait poussé jusqu'au bout les couleurs et les lumières de l'icône, leur teinte générale ainsi que les valeurs sombres dans cette petite partie de l'icône. Sur ce fragment terminé il avait déjà ajouté les couleurs les plus claires et les couleurs sombres les plus foncées. Le reste de l'icône fut complété ensuite. Cela m'avait surpris à l'époque mais avait fonctionné merveilleusement bien. Le but visé était de "voir où il allait". C'est un bon exemple de ce qu'il voulait dire quand il disait : "il n'y a pas de règles".
La tache rouge sur l'icône de Sainte Geneviève.
En 1983, j'ai pu voir dans son atelier la grande icône de Sainte Geneviève en cours de réalisation pour l'église de la rue St Victor. La Sainte elle-même était presque terminée, les scènes de sa vie, sur les côtés de l'icône, et la Déïsis sur le bord supérieur avaient été commencées, mais tout était encore inachevé et le fond était couvert d'un lavis jaune très transparent de sienne naturelle ou d'ocre jaune. Au bas de la surface à l'intérieur du cadre, il y avait une petite tache de rouge clair vibrant, entre le coude de la Sainte et le rebord. Ouspensky s'occupait de la couleur générale du fond. Il ne l'avait pas encore "trouvée". Serait-elle rouge clair, ou bien d'un jaune doré, ou bien blanc ivoire ou encore vert clair? On peut rencontrer ces couleurs dans nombres d'icônes byzantines ou russes, et même dans nombres d'icônes peintes par Ouspensky lui-même. Mettant ses lunettes de lecture, et regardant ce rouge intensément et de très près, Lydia Alexandrovna me dit: "Le rouge, je pense, est la couleur qu'il faut." Comme on peut le voir sur l'icône terminée, le rouge fut finalement choisi et appliqué.
Même une fois fait ce choix, Ouspensky mis beaucoup de temps pour trouver la couleur juste pour le cadre. Plusieurs furent essayées et retirées jusqu'à ce qu'il opte pour le vert transparent qu'on trouve sur l'icône finie qu'on peut voir aujourd'hui. Il travailla sur cette icône presque deux ans.
Cette icône de Sainte Geneviève montre bien les aspects de la technique typique d'Ouspensky:
Nous voyons:
1) Les différentes manières de poser une même couleur: Le fond rouge est épais, essentiellement opaque. Le vert foncé de la robe est transparent, avec divers degrés de transparence.
Les blancs sont une combinaison d'opacité et de transparence. [P.11]
2) L'ensemble est "sale". C'est-à-dire qu'il y a des endroits où des choses ont été laissées, comme par exemple: le reliquat d'étapes précédentes du dessin, d'esquisses et de tentatives de coloris abandonnés, des restes d'ébauches à la terre de sienne naturelle (quand il cherchait la forme), de délicates rayures du gesso restant du ponçage du panneau, une patine acquise par la pose de couleurs retirées par la suite, des lavis très légers de couleur laissés volontairement derrière les couleurs trouvées ensuite.
3) La couleur du proplasme (sankir) n'est pas parfaitement uniforme. Des parties du visage et des mains, couvertes éventuellement ensuite d'une couleur plus claire, laissent apparaître le gesso, et la peinture légère reste d'une certaine manière transparente, donnant de la luminosité aux parties constituant la chair - chair qui n'est pas simplement le résultat d'une lourde construction de nombreuses couches de pigments peu à peu éclaircies.
4) Un rendu des formes simple mais puissant. Il y a extrêmement peu de dernières lumières (rehauts). Les couleurs brillantes (chaudes) sont laissées intactes, elles ne sont pas cassées. Il savait quand s'arrêter.
L'humilité de terminer une icône.
Ouspensky disait aussi que cela demande de l'humilité de terminer une icône. En effet, nous savons et constatons que nous pourrions faire mieux; que nous aurions du faire mieux; mais il faut être aussi réaliste et humble. Si les iconographes grattaient toutes les icônes qu'il ou elle aurait pu faire mieux, aucune icône n'aurait jamais été peinte. Nous prenons la résolution de faire mieux la prochaine fois et de continuer avec l'aide de Dieu. Que Dieu nous accorde l'humilité d'accepter l'icône que nous venons de faire.
Mon père spirituel rendit visite aux Ouspensky avec moi après que j'aie étudié avec lui pendant 3 ans. Il lui demanda: "Maintenant que vous le connaissez, lui et son travail, doit-il continuer à peindre des icônes?" Ouspensky répondit sans sentimentalité ni étonnement devant la question. "Oui. Il est immature mais il apprend et l'Eglise a besoin d'icônes, donc il doit les faire.
Conférence donnée de l'à l'occasion de l'exposition
"Léonide Ouspensky, le mystère de l'icône"
le 11 janvier 2018
au Centre spirituel et culturel orthodoxe russe,
1 quai Branly, 75007, Paris