Esquisse d’une anthropologie orthodoxe[1]

par l'Archimandrite Sophrony

 

Aujourd'hui, le but de mon entretien est de vous formuler très brièvement un thème qui a déjà fait l'objet d'une longue conversation [allusion à un entretien que le Père Sophrony avait eu avec les PP. Kyrill et Zacharie].

Tenant compte de cela, j'ai préparé ce que je vais vous dire en le mettant par écrit, afin de ne pas me laisser entraîner hors du sujet. Ainsi, nous commençons maintenant notre entretien, comme si nous n'avions jamais interrompu notre conversation.

 

Le Christ est Dieu incarné

 Par moi-même, je ne sais rien. Toute ma connaissance, toute ma compréhension, — c'est le Christ. En tant que chrétien, je crois que le Christ est notre Créateur et notre Dieu, qu'Il est venu vers nous dans notre propre chair, dans cette même forme d'existence que Lui, notre Seigneur, avait créée. Son incarnation n'a pas été quelque chose d'autre, d'étranger pour Lui, — non. Cela Lui correspondait, parce que c'est Lui qui a créé notre nature.

Il est venu par une incarnation virginale et est devenu homme d'une manière réelle. Au temps de Sa vie sur terre, Il déclara que chaque iota, chaque trait de la Loi étaient fixés d'une manière définitive (cf. Matthieu 5, 18), et qu'il n'appartenait pas aux hommes de les modifier. Chaque iota et chaque trait. Nous savons que la Loi prépara des hommes d'un niveau spirituel élevé, capables de recevoir le Dieu incarné (cf. Jean 1, 12).

Cependant, si aucun trait ne peut être changé par nous, il est susceptible d'être complété par notre Seigneur Lui-même. Je veux dire par là que, se référant à l'Ancien Testament, le Seigneur ne se montra nullement contradicteur de la Révélation qui y est contenue.

 Dieu se révèle comme Hypostase

 Qu'avons-nous à l'esprit en ce moment ? Que Dieu s'est révélé à Moïse en tant que personne : « Je Suis Celui Qui Suis » (Exode 3, 14). Bien sûr, nous croyons que c’est le Christ Lui-même qui a dit ces paroles à Moïse. Si le Seigneur parle de Lui-même comme d’une personne, nous nous posons la question : comment comprendre cette « dimension », puisque c'est en tant que Personne, en tant qu'Hypostase, que Dieu demeure dans Son Être éternel ?

 Dieu se révèle comme un Être pluri-hypostatique

 Parlant du mode hypostatique de l'être, nous parlons de l'Être de Dieu. Si donc à un moment Il a dit : « Je Suis Celui Qui Suis », ailleurs, dans la même révélation biblique, le Seigneur parle aussi de Lui-même au pluriel : « Créons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (cf. Genèse 1, 26). Je voudrais souligner aujourd’hui ces deux points comme formant la base la plus simple de toute notre théologie ultérieure sur l'homme, sur le salut...

 Image et ressemblance

 Si Dieu dit : « Créons l'homme à notre image et à notre ressemblance », que pouvons-nous, dans ces conditions, penser de l'homme ? En ce qui me concerne, comme vous le savez déjà, j'ai placé à la base de ma vie la Révélation d'En-haut, et non quelques conjectures venant d'en bas. Or, la Révélation d'En-haut nous parle de l'homme comme étant à l'image et à la ressemblance de Dieu. Autrement dit, l'homme, lui aussi, doit se manifester comme personne, comme authentique image et ressemblance.

Si donc nous vivons la réalité humaine en conformité avec la Révélation divine, que devons-nous prendre concrètement en considération au sujet de la personne humaine, de l'hypostase ? Le Seigneur parle de l'image et de la ressemblance. Cela est très bien formulé dans le tropaire en l'honneur des saints moines : « En toi, vénérable Père, la divine image se reflète exactement ; afin de Lui ressembler, tu as pris ta croix et tu as suivi le Christ, et par ta vie tu nous apprends à mépriser la chair, qui passe et disparaît, pour s'occuper plutôt de l'âme, qui vit jusqu'en la mort et par-delà ; c'est ainsi que ton esprit se réjouit, saint Père, avec les Anges du ciel » (Grand Livre d'Heures, Rome, Diaconie Apostolique, 1989, p. 521).

Il faut souligner que ce tropaire présente de très profondes résonances théologiques. Dans les autres langues, on ne dit pas comme en slavon : « très-semblable (prépodobny) Père », mais simplement « saint Père » ; cette expression « très-semblable » souligne la ressemblance, la grande ressemblance à Dieu.

Lorsque nous parlons de l'âme [allusion au tropaire, N.d.T], nous avons bien sûr à l'esprit le principe hypostatique de l'être. Ressemblance à Dieu... Cependant, on se demande : jusqu'à quel point ? On peut dire qu'il n'y aura pas de limite parce qu'il s'agit de l'éternité. On peut encore poser le problème d'une autre manière : est-ce que l'homme devient absolument semblable à Dieu, ou bien une certaine distance ontologique subsiste-t-elle entre les deux ?

 Dieu se répète dans Sa création

 Quand nous parlons de la création de l'homme à l'image et à la ressemblance de Dieu, en réalité nous voulons dire que Dieu se répète en l'homme. Nous disons dans le Symbole de la foi : « Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles. » Lorsque Dieu crée l'homme, cet acte de création est-il quelque chose de fondamentalement distinct de Lui, quelque chose de radicalement autre, non pas ce qu'Il est ? Ou bien, simplement, Il se « répète » ? Certes, Il se répète dans les êtres créés « à l'image et à la ressemblance », Il leur communique Sa vie, comme elle est en Lui éternellement. Ainsi, Il ne crée pas un être nouveau mais nous appelle à participer à Sa vie d'avant les siècles.

 La Révélation sur Dieu et sur l'homme

 J'ai déjà écrit (cf. La Félicité de connaître la voie, Genève, Labor et Fides, 1988, p. 59) et vous ai souvent dit que, en tant que moine et ascète, je suis habitué à penser que dans l'histoire de l'humanité, toute forme d'ascèse, dans n'importe quel domaine, aussi bien dans la culture profane que dans la religion ou la « para-religion », comporte à sa base une théorie, une vision idéologique. Mais notre « idéologie » à nous est quelque chose de plus fondamental : elle a une base dogmatique.

En d'autres termes, ce sont des aspects de l'Être de Dieu Lui-même qui nous ont été dévoilés par la Révélation.

Ainsi, pour que notre vie monastique se déroule en connaissance de cause, nous devons savoir que notre vie ascétique possède sa propre base dogmatique. J'ai commencé en disant : « Je ne sais rien », mais maintenant je complète ce propos : je ne me définis pas moi-même par « qui ou que suis-je ? », mais j'ai foi dans cette Révélation d'En-haut, et je l'accepte comme me permettant de connaître ce que Dieu pense au sujet de l'homme.

L'expression de la Sainte Écriture « Créons l'homme à notre image et à notre ressemblance » (cf. supra), implique le fait que nous sommes l'image et la ressemblance de Dieu. Aucune science humaine ne peut se permettre une affirmation aussi audacieuse. Mais, dans une prière pleine d'audace, au paroxysme de notre souffrance et dans notre profonde humilité, Dieu nous dit comment Il pense à notre sujet.

S'il est vrai qu'il est impossible à l'homme de devenir auto-existant, sans principe (sans commencement) — ce qui n'appartient qu'à Dieu seul — nous sommes cependant Son image et Sa ressemblance, et devons comprendre cela comme le contenu de notre vie.

 Identité par grâce et non par essence...

 Encore une question : en quoi consiste la différence entre Dieu et nous ? Selon l'expression des Pères, ce que Dieu est selon Sa nature éternelle, selon Son essence, l'homme le devient (c'est-à-dire devient porteur de vie divine) selon le don de la grâce (cf. Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, III, 25). Nous ne Lui devenons pas consubstantiels (de même essence), et toute notre vie en Dieu garde la marque que nous sommes des créatures et non des dieux par essence.

Ainsi, sur le plan de l'essence, nous sommes différents de Dieu. Nous ne Lui devenons pas consubstantiels. La marque de notre état de créature demeure immuablement en nous.

Pour s'exprimer en langage théologique, nous sommes semblables à Dieu sur le plan de l'énergie, mais non sur celui de l'essence. Certes, en ce qui concerne le plan de l'énergie, nous pouvons devenir semblables à Dieu, même jusqu'à l'identité.

 ...mais la synergie est nécessaire

 Ce que je viens de dire n'est pas encore le salut réalisé. Nous pouvons certes devenir semblables à Lui jusqu'à l'identité, mais seulement par le repentir et en suivant Ses commandements, jusqu'à ce que le commandement de Dieu devienne pour ainsi dire l'unique loi de tout notre être. Alors seulement les états de Dieu nous sont transmis et nous devenons capables de les assimiler.

 Dieu se révèle dans Ses commandements

 Dans notre état actuel de chute, le commandement du Christ nous dépasse. Si nous l'accomplissons, il nous place devant une très joyeuse découverte : les commandements de Dieu ne sont pas quelque chose d'extérieur mais la Révélation de Dieu tel qu'Il est en Lui-même. Entre le commandement de Dieu et Dieu Lui-même, il n'y a aucune discordance. Par conséquent, ce n'est pas dans notre état actuel de chute, mais dans le moment final de notre devenir en Dieu que nous devenons les porteurs de la vie divine.

Ainsi, si Dieu est une Personne selon Son être même, à proprement parler, — kyriôs legein, comme disent les Grecs, — nous devenons semblables à Lui parce que sauvés par Lui ; nous demeurons cependant des personnes créées mais semblables à Dieu pour les siècles sans fin.

 Comment se manifeste l’hypostase dans la vie ?

 Voilà, je vous ai brièvement formulé aujourd'hui ce qu'on peut et qu'il est bon de placer à la base de notre vie monastique. Lorsque nous entrons dans ce courant de réflexion théologique, nous ne pouvons éviter la question : Comment se manifeste la personne, l'hypostase, dans la vie ? Comment réagit-elle à tout ? Si nous gardons notre regard spirituel fixé sur cet aspect, notre vie se déroulera avec une conscience plus éclairée et nous acquerrons la connaissance de la voie menant à Dieu. Comme toujours, je vous propose de vous tourner de nouveau vers ce que nous avons reçu de notre bienheureux protecteur, le Starets Silouane.

Ainsi donc, nous sommes des dieux par le contenu de notre vie (cf. Psaume 82, 6 ; Jean 10, 34), et non selon l'essence. Autrement dit, les saints, déifiés même au plus haut degré, ne deviennent pas Dieu pour les autres hommes, mais sont néanmoins des dieux selon le contenu et la forme de leur être. En quoi consiste la ressemblance ? Elle réside dans le mode d'être. Tout comme Dieu vit, c'est ainsi que nous devons vivre lorsque le salut se réalise en nous. Quant au salut, comme je le répète toujours, il commence par de tout petits actes d'obéissance, de repentir, d'humilité, d'abstinence.

Dans notre vie ascétique, nous devons apprendre par expérience comment se manifeste le principe de l'hypostase (de la personne) dans l'homme, quelles sont ses réactions à tout ce qui se passe autour de lui et à ce qui lui arrive, par lesquelles de ses paroles nous pouvons nous rendre compte si nous nous rapprochons, dans notre manière de penser, de la forme hypostatique de l'être, de la forme propre au principe de la personne, de l'hypostase.

 Enseignez toutes les nations

 Nous trouvons un exemple frappant et extrêmement puissant de ce qu'est la personne dans l'épilogue de l'évangile selon Matthieu. Le Seigneur dit à Ses disciples : « Allez donc, enseignez toutes les nations » (Matthieu 28, 19). Dans cette expression « toutes les nations » nous percevons déjà la Personne de Dieu. C'est cette forme divine — morphè hyparxeôs, forme de l’être — qui embrasse tout ce qui est créé.

 La prière hypostatique embrasse toute l’humanité

 Comme autre exemple, je puis vous rappeler aujourd’hui, pour notre consolation, les paroles de notre protecteur spirituel, Silouane. Silouane priait pour que le Seigneur illumine tous les peuples, chaque homme, par le Saint-Esprit [voir, par exemple, l'inscription qui figure sur l'icône du Saint, N.d.T.]. D'après cette prière pour tous les peuples, pour chaque homme en particulier, on peut discerner qu'il avait reçu la grâce de la prière hypostatique.

Je veux encore citer cet autre passage de ses écrits où il dit que l'âme qui a connu le Seigneur par le Saint-Esprit pense : « Quand je mourrai, j'implorerai le Seigneur pour tout le peuple chrétien. » Et en même temps, elle pense : « Mais comment sera-t-il possible que, contemplant le Visage éternel du Dieu-Créateur, je garde en moi le souvenir du monde créé ? » Et de nouveau l'âme dit : « Malgré tout, lorsque je paraîtrai devant Dieu, je L'implorerai pour toute l'humanité » (cf. Archimandrite Sophrony, Starets Silouane, Sisteron, Éd. Présence, 1973, p. 246).

Voyez-vous la gradation ? Au début il dit : « Quand je mourrai, j'implorerai Dieu pour tout le peuple chrétien » ; puis, soudain, il s'élève à la contemplation du Visage éternel de Dieu, et de là il s'adresse à Lui d'une manière déjà plus parfaite : « Je L'implorerai pour le monde entier ».

C'est dans ce mouvement de l'âme — mouvement pleinement naturel — que s'inscrit notre ascèse monastique orthodoxe. Dans cet écrit de notre bienheureux Père Silouane nous voyons comment se manifeste la personne.

 Entrer par la prière dans le dessein de Dieu

 Lorsque nous entrerons dans cette perspective de la pensée théologique, nous obtiendrons naturellement et sans effort la capacité de contrôler notre intellect et notre cœur ; notre prière cessera d'être seulement un appel à Dieu dans nos circonstances tragiques, pour devenir une entrée, par notre intellect, dans l'ultime dessein de notre Seigneur, Dieu et Créateur à notre égard.

Ainsi, pour aujourd'hui, gardez cette brève esquisse. Il me semble difficile de trouver un exposé plus simple. De quoi s'agit-il en réalité ? De ce que la vie du Christ se communique d'une manière naturelle à notre intellect et à notre cœur. Ce n'est pas par quelque choix délibéré, mais par un mouvement spontané de l'âme que nous vivons la tragédie du monde entier, particulièrement de nos jours, quand des millions de personnes risquent de mourir des suites de la famine. Ainsi notre Liturgie devient une offrande pour l'humanité tout entière.

Chers frères et sœurs, gardons tout le sérieux de notre voie monastique. Amen !

 

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[Tous chantent : ] « Il est digne en vérité de te célébrer, ô Mère de Dieu, bienheureuse à jamais et très pure et Mère de notre Dieu ! Toi, plus vénérable que les Chérubins et incomparablement plus glorieuse que les Séraphins, qui sans tache enfantas Dieu le Verbe, toi, véritablement Mère de Dieu, nous t'exaltons ! »

[Le Père Sophrony prie :] « Grand saint Jean, Précurseur du Seigneur et ami du Christ-Dieu, notre protecteur et notre intercesseur, prie Dieu pour nous et sauve-nous par tes prières.

Saint Père Silouane, ne nous abandonne pas, nous tes enfants privés d'intelligence, mais aide-nous à garder le commandement de Dieu et à parvenir ainsi au salut.

Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, aie pitié de nous. »

[Tous chantent : ] « Amen. »