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Saint Silouane, guide pour la vie chrétienne d’aujourd’hui[1]

par Sœur Magdalen

 

Saint Silouane est un homme d’aujourd’hui, en deux sens. Tout d’abord, il a vécu à l’époque modeme, caractérisée par des guerres mondiales, par l’effondrement des structures nationales, par la technocratie;, par le mépris des valeurs chrétiennes, par la notion répandue que la vie n’a pas de sens. Ensuite, et ce n’est pas moins important, il a été canonisé tout récemment, c’est-à-dire que l’Église nous l’a donné comme exemple et comme intercesseur.

 

Les valeurs éternelles sont toujours applicables

Souvent, le fait que quelqu’un soit un saint (surtout de la qualité rare de saint Silouane) nous donne l’impression qu’il est si loin de nos vies de tous les jours qu’il cesse d’être un modèle imitable. On le lit peut-étre comme une piqûre de spiritualité, mais on se rassure en pensant : « Dieu n’attend de moi rien de semblable, parce que je ne suis pas un Silouane ». Cela, pourtant, n’est pas de l’humilité, mais un prétexte de paresse spirituelle, ou méme d’autosatisfaction. Il faut envisager un tel homme et ses écrits d’une autre manière : s’il a vécu tout l’éventail de l’expérience possible aux êtres hurnains, de la plus haute expérience de la vie divine possible sur terre jusqu’à l’enfer profond, cela veut dire que mon expérience se trouve à l’inténeur de cet l’éventail. C’est-à-dire qu’à tout moment je peux trouver chez lui un rapport avec ce qui m’arrive.

Saint Silouane a vécu de manière naturelle et organique, réagissant à ce que Dieu lui a donné de vivre. Il a vu le Seigneur humble et plein d’amour, dans l’Esprit Saint. « Ô Seigneur, fais que, soutenus par la grâce du Saint-Esprit, nous vivions selon Ta sainte volonté ! » (p. 309)[2]. Il lutta pour ne rien faire de ce qui l’empêcherait de se sentir comme quand la grâce était avec lui. « Je suis attristé parce que je vis avec négligence, mais je ne peux pas faire mieux. Je sais que je suis peu intelligent, presque illettré et pécheur, mais voici, le Seigneur aime aussi de tels hommes, et c’est pourquoi mon âme aspire de toutes ses forces à travailler pour Lui » (p. 417).

Les valeurs éternelles sont toujours applicables. Alors, la première chose à faire est d’ouvrir consciemment notre vie de tous les jours à la lumière de la grâce. L’amélioration de notre vie commence dans le cœur, d’où s’élève chaque pensée, et où est semée chaque résolution inspirée. « Autrefois, je pensais que le Seigneur n’accomplissait des miracles qu’en réponse aux prières des saints, mais, maintenant, j’ai compris que le Seigneur fait aussi des miracles pour le pécheur, aussitôt que son âme s’humilie » (p. 442) Quand quelqu’un réalise son péché, le plus grand miracle qu’il puisse demander est celui d’un changement de vie. « Mon âme connaît la miséricorde du Seigneur pour l’homme pécheur, et j’écris la vérité devant la Face de Dieu : nous tous, pécheurs, nous seront sauvés, et pas une seule âme ne se perdra, pourvu qu’elle se repente » (p. 416).

Saint Silouane n’est pas devenu tout de suite parfait après qu’il eut connu le Seigneur. « Lorsque mon âme perdit l’humilité, je devins irascible — j’en ai fait l’expérience —mais mon âme se souvenait de l’humilité du Christ et était assoiffée d’elle. Je me mis à supplier Dieu de me pardonner, de me purifier de l’esprit d’orgueil et de me donner la paix. Et lorsque mon âme prit en haine les péchés, le Saint-Esprit m’enseigna la prière perpétuelle et l’amour[3] »(p. 421). La vertu est une vérité théologique, un reflet de Dieu tel qu’Il est vécu par les êtres humains.

 

Pratique des vertus vs Théologie spirituelle

Je souligne cela parce que j’ai l’impression que quelques auditeurs ont été soulagés en pensant : « Enfin, des conseils pratiques et moins de théologie théorique. ! » Cette distinction ne caractérise pas la pensée de saint Silouane. Nous basons notre vie sur la vie divine parce que le Christ est Dieu-Homme. Notre inspiration pour vivre tout moment selon la réalité, ou plutôt le Réel, a son fondement dans nos convictions théologiques. Nous voulons manger, marcher, aller en ville, de manière conforme à l’amour personnel qui est la base de toute existence. « Pour garder la grâce, l’homme doit être retenu en tout : mouvements, paroles, regards, pensées et nourriture. Pour vivre dans la sobriété, nous avons pour aide la méditation de la Parole divine »(p. 301). Cette perspective fait de chaque jour une aventure spirituelle et, en même temps, fait de chaque petit effort d’aimer un pas vers la vie éternelle en Dieu.

Saint Silouane ne parle pas en tant que moraliste quand il écrit : « Nous devons nous forcer au bien pendant toute notre vie » (p. 387). Chaque fois qu’il nous incite à lutter, il nous montre les conséquences spirituelles qui en découlent : « Notre combat se déroule chaque jour et à chaque heure. Lorsqu’on fait des reproches à son frère, si on le juge ou si on l’offense, on perd sa propre paix. Si tu cèdes à la vanité ou si tu t’élèves au-dessus de ton frère, tu perdras la grâce. S’il te vient une pensée impure et si tu ne la rejettes pas immédiatement, ton âme perdra l’amour de Dieu et l’assurance dans la prière. Si tu aimes le pouvoir ou l’argent, tu ne connaîtras jamais l’amour de Dieu. [...] Si tu hais ton frère, cela montre que tu t’es détaché de Dieu » (p. 383).

Saint Silouane connaissait la lutte contre les pensées impures et contre les pensées malveillantes. « Depuis cette époque [quand son confesseur lui avait dit de ne pas accepter les pensées impures], quarante-cinq ans ont passé, et je n’ai pas une fois accepté une pensée impure, je ne me suis jamais mis en colère contre quelqu’un, car mon âme se souvient de l’amour du Seigneur et de la douceur du Saint-Esprit[4], et j’oublie les offenses » (p. l25). Le Seigneur ne l’enseigna pas toujours par la « douceur » : « Un jour pendant les vêpres […] le Père N., confesseur, lisait l’Acathiste. En le regardant, je pensais : “Le hiéromoine est corpulent, il ne s’incline qu’avec difficulté.” À cet instant, je commençai moi-méme à faire une prosternation, et soudain quelqu’un me donna d’une façon invisible un coup dans les reins ; je voulus crier : “Soutenez-moi”, mais je ne le pus à cause de la douleur. Ainsi, dans Sa bonté[5], le Seigneur me punissait-il ; et, par là, je compris qu’il ne fallait pas juger son prochain » (p. 425).

Avec sa simplicité habituelle, saint Silouane commente des états psychologiques avec une certitude que l’Évangile est pour tous, sans exception : « Si tu es irritable, ou, comrne on dit, “nerveux”, c’est un vrai malheur. Si on souffre de crises ou de frayeurs, on doit soigner ces maladies avec un esprit d’humilité et le repentir, et par l’amour pour son prochain et pour ses ennemis » (A. p. 447 ; R. p. 184[6]). Notons qu’il considère cornme remèdes pour des états maladifs l’humilité et l’amour, que souvent nous voyons présentés comme résultats de thérapie, impossibles à pratiquer avant d’être guéri. « Quand la pensée de chaque passion [il mentionne le vol, la gourmandise, la luxure, mais cela s’applique à la jalousie, à la tristesse, et ainsi de suite] aura réussi à te dominer, tu deviendras un repaire de démons. Mais si tu entreprends de te repentir comme il faut, ils trembleront et seront contraints de s’en aller » (p. 403).

 

D’abord la volonté de Dieu

Nous pouvons apprendre de saint Silouane comment garder vivante notre soif de connaître et de faire la volonté du Seigneur. « Comme il est clair pour moi que le Seigneur nous dirige. Sans Lui, nous ne pouvons même pas avoir une bonne pensée ; c’est pourquoi nous devons humblement nous abandonner à la volonté de Dieu, afin que le Seigneur puisse nous guider » (p. 314). « Celui qui se fait du souci pour lui-même ne peut pas s’abandonner à la volonté de Dieu de telle sorte que son âme trouve la paix en Dieu » (p. 310). Si nous mettons quoi que ce soit avant le royaume de Dieu, le royaume de Dieu perd sa place dans notre vie.

Nous connaissons la volonté de Dieu par les commandements dans lesquels Il s’est révélé Lui-même. Mais, pour les appliquer à notre propre situation, nous avons besoin d’une aide extérieure à nous, car nous risquons de nous tromper en « n’écoutant que nous-mêmes ». « Lorsque tu as une incertitude, prosterne-toi trois fois à terre et dis : “Seigneur, Tu vois que mon âme est perplexe, et je crains de me tromper. Éclairemoi, Seigneur.” Et sûrement le Seigneur t’enseignera, car Il est proche de nous » (p. 438). « Le Seigneur ne nous laissera pas faire fausse route » (p. 313).

Il rapporte un incident pour montrer que cela s’applique à nous tous. « Un incendie éclata dans le “kellion” de Saint-Étienne. Le moine de ce “kellion” était dehors lorsque le bâtiment prit feu. Voulant sauver quelques objets, il se précipita à l’intérieur et fut lui-même carbonisé. Mais s’il avait prié le Seigneur et avait dit : “Seigneur, je voudrais sauver tel et tel objet, inspire-moi, puis-je le faire ?”, alors immanquablement le Seigneur l’aurait informé et lui aurait dit ‘Vas-y”, s’il était possible de sauver quelques objets, mais “N’y va pas”, dans le cas contraire » (p. 425).

Pour apprendre cette pratique, nous avons besoin d’une sauvegarde. Celle-ci nous est offerte par l’Église, en la personne de nos pères spirituels. « Le Saint-Esprit éclaire notre esprit quand nous suivons les conseils de nos pasteurs » (p. 369). « Seul le Seigneur sait toutes choses ; quant à nous, qui que nous soyons, pour éviter de commettre des erreurs, il nous faut prier Dieu de nous éclairer, et interroger notre père spirituel » (p. 314). « Toute âme troublée par quelque chose doit interroger le Seigneur, et le Seigneur l’éclairera. Cela surtout dans le malheur et dans le trouble, sinon il faut plutôt interroger son père spirituel, car cela est plus humble » (p. 311).

« J’ai passé ma vie et dans le bien et dans les péchés, et, au cours de soixante années, j’ai reconnu quelle force a l’habitude. L’âme et l’intelligence peuvent aussi acquérir des habitudes. Et l’homme fait ce dont il a l’habitude. S’il est habitué au péché, il sera constamment attiré par le péché, et les démons l’y pousseront ; mais s’il s’habitue au bien, Dieu l’assistera de Sa grâce » (p. 422). À divers endroits, il cite quelques bonnes habitudes : méditer sur les souffrances du Seigneur ou sur le feu étemel, prier pour le monde, distribuer des aurnônes, obéir à son père spirituel et être franc avec lui.

La foi chrétienne n’est pas une garantie de vie facile. « Parfois [l’homme] est dans la gloire, et parfois dans le déshonneur. Mais celui qui aime Dieu Lui rend grâce pour toute souffrance, et garde la sérénité dans l’élévation comme dans l’abaissement » (p. 445). Il ne s’agit pas d’endurance stoïque qui proviendrait d’une volonté forte, ni de résignation. La patience vint quand nous acceptons avec humilité la volonté de Dieu. « Tous les hommes sur terre rencontrent inévitablement la souffrance. Et bien que les souffrances que le Seigneur nous envoie ne soient pas grandes, elles semblent insupportables aux hommes, et elles les écrasent. Cela provient de ce qu’ils ne veulent pas hurnilier leur âme ni s’abandonner à la volonté de Dieu » (pp. 311-312) Cette confiance dans la Providence ne rendait pas saint Silouane indifférent aux souffrances « pas grandes », il priait de manière très précise pour les ouvriers pauvres, il pleurait pour l’humanité languissant dans l’affliction [cf. les Lamentations d’Adam]. De plus, au monastère, nous entendons régulièrement des récits d’interventions, souvent immédiates, qu’il continue de réaliser pour résoudre des problèmes même « enfantins ».

 

Accepter et assumer la condition qui nous échoit

Dans le monde, rechercher sa voie est souvent liée à l’ambition. Une fois encore, saint Silouane nous montre comment appréhender la réalité. « Dans ce monde, chacun a sa tâche : l’un est roi, l’autre est patriarche, un autre cuisinier, forgeron ou instituteur, mais le Seigneur aime tous les hommes, et celui qui est pris par un plus grand amour de Dieu recevra aussi une plus grande récompense » (p. 277). « C’est là [dans l’amour pour Dieu et pour notre prochain] qu’on trouve, et la liberté, et l’égalité. Dans l’ordre social, il ne peut y avoir d’égalité, mais cela n’a pas d’importance pour l’âme. Il est impossible que chacun soit roi ou prince; chacun ne peut être patriarche ou higoumène ou chef; mais, dans toute condition, on peut aimer Dieu et Lui être agréable, et c’est cela qui importe avant tout » (p. 316).

Cornment devons-nous agir dans notre emploi ? En nous souvenant que notre but final dans la vie n’est ni notre carrière, ni notre travail. « Lorsque l’Assemblée des Anciens du Monastère m’eut nommé économe [...], en arrivant dans ma cellule, je commençai à prier : “Seigneur, Tu me confies le soin de notre grand couvent, aide-moi à remplir cette tâche.” Et je reçus dans mon âme cette réponse : “Souviens-toi de la grâce du Saint-Esprit, et efforce-toi de l’acquérir”. » (p. 420). Vous voyez comment i1 priait pour tous les aspects de sa vie ! Comment la réponse de Dieu replaça son travail dans sa vraie perspective ! Comment cette quête de la grâce enrichit la façon dont il accomplit sa tâche et traita tous ses collaborateurs ! Il ne vivait plus désormais en hésychaste, mais faisait l’expérience du remue-ménage des ouvriers laïques, les employés du monastére. Il ne les commandait pas avec brusquerie. Il parlait avec respect. Il vouvoyait toujours tout le monde, sans distinction : il disait, avec douceur, Thelete na... ?

Un chrétien ne programme pas soi-même son ascèse. « Le Seigneur dit : “Bienheureux les pacifiques” Et je me suis dit : “Je vais passer une partie de mon temps en prière silencieuse, et, dans le temps qui me reste, je tâcherai d’apporter la paix aux hommes.” J’allai m’installer dans une cellule voisine de celle d’un frère au caractère coléreux. […] Je me mis à l’exhorter de vivre en paix avec tous et de pardonner à tous. Il patienta un moment, puis explosa contre moi avec une telle violence que je […] ne pus qu’à peine lui échapper. Ensuite, je pleurai longuement devant Dieu de ce que la paix n’avait pu être gardée. [Leçon : comment réagir quand on a été décu…] Je compris qu’il faut chercher la volonté de Dieu et vivre comme le Seigneur le désire, et ne pas s’inventer pour soi-même des exploits ascétiques. J’ai commis bien des erreurs de ce genre. Je lis, et il me semble qu’il serait bien d’agir comme cela ; mais, en réalité, le résultat est différent » (p. 418). [NB : il apprend par le résultat…].

 

Ne pas juger, aimer chacun et ainsi trouver la joie

Saint Silouane se montrait si intransigeant avec sa propre conscience que certains moines pensaient qu’il jouait au petit saint et le méprisaient. Un jour, à la table des économes, les moines critiquaient vivement le Père P. « Le Starets Silouane était [...] présent, mais ne prit aucune part à ce “jugement”. Le Père M [...] dit : ‘Tu te tais, Père Silouane, tu es donc pour le Père P. Les intérêts du Monastére ne te touchent-ils pas ?” […] Le Père Silouane resta silencieux, termina rapidement son repas, rejoignit le Pére M., qui avait [...] quitté la table, et lui dit : “Père M., ... depuis combien d’années es-tu au Monastère ?” “Trente-cinq ans.” “M’as-tu une fois entendu juger quelqu’un ?” “Non, jamais.” “Alors quoi ! Veux-tu que je me mette maintenant à blâmer le Père P. ?” Le Père M. se troubla et répondit avec confusion : “Pardonne-moi.” “Que Dieu te pardonne”. » (pp. 59-60)

Son amour n’était ni flatterie ni diplomatie. « Beaucoup [parmi les moines] ne l’aimaient pas. Certains l’invectivaient en pleine face, le traitant de “possédé”. D’autres disaient : “Peuh, le damné saint !”. Mais pas une seule fois il ne répondit à ces injures. » Il priait aussi pour les persécuteurs de l’Église russe — et, rappelez-vous, il avait de la famille en Russie. Le Seigneur nous a dit d’apprendre l’amour en relation avec notre prochain, celui qui vit à côté de nous, car c’est la seule façon sûre de mettre notre amour à l’épreuve et ainsi de le fortifier. Le Starets disait souvent : « Notre frère est notre propre vie » (p. 47). Pour saint Silouane, l’humanité tout entière était devenue son prochain bien-aimé et sa famille.

« De toutes vos forces demandez au Seigneur l’humilité et l’amour fraternel, car en échange de l’amour pour notre frère, le Seigneur nous donne gratuitement sa grâce. Fais cet essai en toi-méme : un jour, demande à Dieu l’amour pour ton frère, et, un autre jour, vis sans amour, et alors tu verras la différence » (p. 386). L’amour est exprimé de façon simple. « Souvent, pour un simple salut, l’âme ressent en elle un bienfaisant changement ; et, par contre, pour un seul regard hostile, on perd la grâce et l’amour divin. Alors repens-toi bien vite » (p. 386).

L’histoire qui suit concerne un acte de gentillesse assez simple. « Je vois venir à ma rencontre, en courant, un petit garçon d’environ quatre ans [...]. J’avais un œuf et le lui donnai. Cela lui fit plaisir, et il courut vers son père pour lui montrer son cadeau. Et pour cette bagatelle [pas si bagatelle que ça], je reçus de Dieu une immense joie. Je fus saisi d’amour pour chaque créature de Dieu, et l’Esprit divin se fit entendre dans mon âme. Revenu chez moi, je priai longuement avec des larmes, par compassion pour le monde entier » (p.342). Chaque rencontre est un terrain d’entraînement pour l’amour universel.

La seconde fois que saint Silouane fit l’expérience d’une grâce abondante, pas aussi intense toutefois que la vision à la chapelle du moulin, ce fut au cours de son service à la table du réfectoire. Cela nous donne un message fort applicable dans notre vie, car il n’était pas seul, il était “occupé”, rnais il était occupé avec son cœur plein d’amour.

Le père Sophrony disait que parler avec lui sur des sujets privés et difficiles était toujours aussi facile « que si vous discutiez une recette de soupe ». En tant que moine, il était inrerrogé sur bien des dilemmes, petits et grands, des moines, et aussi des visiteurs : que fallait-il étudier, comment prier pour un fille disparue, si un hiéromoine vivant en ville peut écouter de la musique, et ainsi de suite. Ses réponses étaient sans condescendance, oui, vraiment ; parfois ses réponses n’étaient pas faciles, car il incitait à garder les commandements.

 

Sobriété, respect de la création, détachement

Sur la question de la nourriture, saint Silouane allie caractéristiquement une honnêteté d’enfant à une profonde expérience et une même compréhension de l’ascèse. Il donne en peu de mots un résumé utile. « Il faut s’habituer à manger le moins possible, mais avec discernement, et pour autant que ton travail le permette. La mesure de notre sobriété doit être telle qu’après le repas on ait le désir de prier » (p. 301), qu’elle soit « […] telle qu’après avoir mangé, on désire encore prier ; ainsi l’esprit reste toujours fervent et, insatiablement, aspire à Dieu » (p. 445).

« Un jour, il me vint la pensée d’acheter du poisson frais. [...] J’aurais pu en acheter, mais je ne voulais pas rompre la règle de ma vie. Cependant cette pensée me poursuivit à tel point que même à l’église, pendant la liturgie, ce poisson ne me sortait pas de la tête. Je compris alors que cela provenait de l’Ennemi. […] Cette pensée me tourmenta pendant trois jours, et je ne la repoussai qu’à grand-peine par la prière et les larmes, tant il est difficile de lutter même contre de si petites tentations[7] » (pp. 424-425).

« L’Esprit de Dieu apprend à l’âme à aimer tout ce qui vit[8], au point qu’elle ne veut pas faire de mal, même à une feuille verte sur un arbre, et qu’elle voudrait ne pas écraser une fleur des champs. » « Un jour, j’ai tué sans nécessité une mouche. […] Trois jours de suite, j’ai pleuré à cause de ma cruauté envers une créature. » Une fois, il versa de l’eau bouillante sur des chauves-souris, et « de nouveau, je répandis d’abondantes larmes. Depuis lors, je n’ai plus jamais fait de mal à aucune créature » (p. 423). Il ne fut pas content quand le père Sophrony cassa plutôt brutalement quelques herbes sauvages alors qu’ils se promenaient le long d’un chemin. Nous parlons avec éloquence de l’écologie, mais nous ne la pratiquons pas là où nous le pourrions. Chaque geste peut mettre notre être en harmonie avec le Saint-Esprit ou, au contraire, stimuler une énergie qui Le fera se retirer. Saint Silouane parlait et agissait avec une profonde sensibilité à la beauté de la création, mais il n’était pas sentimentalement attaché à l’œuvre de Dieu. Il fauchait l’herbe, mangeait du poisson, « usait de la création ». Il était aussi conscient que la beauté céleste est si grande que la beauté terrestre en pâlit par comparaison. « Car la douceur du Saint-Esprit dépasse toute la douceur [musique, amour, nature... pour ne mentionner que quelques “douceurs” qu’il dit avoir connues] du monde » (p. 421). Quand il voyait la beauté terrestre, son âme se tournait vers Celui qui l’avait créée. Observant un jour le jeu des nuages sur le ciel émeraude au-dessus de l’Athos, il remarqua : « Comme notre Seigneur est plein de majesté ! Quelle beauté il a créée pour sa gloire, pour le bien de son peuple, afin que les peuples glorifient dans la joie leur Créateur... Ô Reine des Cieux, rends ton peuple digne de voir la gloire du Seigneur » (p. 93).

Saint Silouane peut nous rappeler vivement à quel point nous sommes attachés aux choses de ce monde. Il met vraiment en pratique le commandement du Seigneur : « Ne vous inquiétez pas... »[9] ; « Celui qui vit selon la volonté de Dieu ne se fait du souci pour rien » (p. 310). « Lorsqu’on te prend ce que tu as, donne-le, car l’amour divin ne peut rien refuser, mais celui qui n’a pas connu l’amour ne peut être miséricordieux, parce que la joie de l’Esprit Saint n’est pas dans son âme. » (p. 321). « Beaucoup d’hommes riches et puissants donneraient cher pour voir le Seigneur ou sa Très-Pure Mére ; pourtant, ce n’est pas à la richesse que Dieu se manifeste, mais à l’âme humble. Et pour quoi l’argent ? Saint Spiridon transforma un serpent en or ; nous, nous n’avons besoin de rien, sauf du Seigneur » (p. 259). Combien d’énergie nous dépensons pour des soucis terrestres ! Si nous demandons à Dieu un esprit humble, « le Seigneur nous aimera et nous donnera sur terre tout ce qui est utile pour l’âme et pour le corps » (pp. 333-334).

Voici un incident qui nous montre comment mettre à l’épreuve nos plans. Entre décembre 1904 et octobre 1905, saint Silouane est rappelé dans sa patrie en tant que réserviste lors de la guerre russo-japonaise. [...] Un jour, dans le train, un passager lui offrit une cigarette. Père Silouane le remercia mais ne prit pas la cigarette. L’homme lui dit : “Père, vous pensez sûrement que fumer est un péché ? Mais fumer aide dans la vie active ; ça aide à se détendre”. Il continua à essayer de persuader Père Silouane des bienfaits de la cigarette, finalement saint Silouane lui dit : “Avant d’allumer une cigarette, priez, dites un ‘Notre Père’.” L’homme répondit : “Prier avant de fumer, ça ne va pas en quelque sorte.” Et saint Silouane remarqua: “Eh hien ! Si prier avant une action t’embarrasse, il vaut mieux renoncer à cette action”. » (A. p. 70 ; R. p. 223) Ce conseil pratique nous apprendra aussi à prendre le temps de nous toumer vers Dieu au lieu de parler ou d’agir avec précipitation.

 

Hiérarchie des savoirs

À une époque où nous sommes submergés par les informations, il est utile d’entendre ce que saint Silouane a à dire sur la connaissance et sur les informations. « Il y a des gens qui, leur vie durant, peinent pour savoir ce qui se trouve sur le soleil ou sur la lune ou ailleurs, mais cela n’est d’aucune utilité pour l’âme. Si nous allons, par contre, nous efforcer de savoir ce qu’il y a à l’intérieur du cœur de l’homme [...] Et cela, il est utile de le savoir » (p. 326). « Par notre intelligence, nous ne pouvons pas même savoir comment le soleil a été fait. Et quand nous demandons à Dieu : “Dis-nous comment tu as fait le soleil”, alors nous entendons clairement dans notre âme cette réponse : “Humilie-toi, et tu connaîtras non seulement le soleil, mais encore son Créateur”. » (p. 98). Il attribuait l’incapacité des Russes en technologie — en comparaison avec les Allemands qu’un des moines exaltait en 1918 — au fait que « les Russes accordent à Dieu leur première pensée [...] et ne se préoccupent pas beaucoup de ce qui est terrestre ». Il continua de façon prophétique : « Mais si le peuple russe se tournait, comme les autres peuples, tout entier vers la terre et ne s’occupait plus que de cela, il les dépasserait rapidement, parce que cela est moins difficile » (p. 69).

En ce qui concerne les « nouvelles », saint Silouane disait : « La lecture des joumaux obscurcit l’esprit et constitue un obstacle pour la prière pure » (p. 71). L’un des moines dit que de savoir ce qui se passe dans le monde l’encourage à prier pour les autres. Cela est déjà une réponse admirable. Mais saint Silouane répliqua : « L’âme, quand elle prie pour le monde, sait mieux sans journaux comme toute la terre souffre. » […] « Les journaux ne nous informent pas sur les hommes, mais sur les événements, et cela d’une manière inexacte ; […] ils ne nous apprennent pas la vérité. La prière, par contre, purifie l’esprit et il voit mieux toutes choses » (p. 71). La connaissance donnée directement par Dieu est vérité pure, et l’âme de celui qui en est gratifié déborde avec une compassion plus efficace que la sympathie psychologique.

L’acédie se manifeste souvent par un vif intérêt pour toute autre activité que la prière. « Celui qui lit des joumaux ou de mauvais livres est frappé de la faim de l’âme. Son âme est affamée, parce que la nourriture de l’âme et ses délices sont en Dieu » (p. 277). Les informations entrent et sortent de notre tête sans nous nourrir, et même sans faire exercer notre attention, car nous savons que les nouvelles que nous entendons à 7 heures seront mises à jour à 8 heures. Souvent la parole, la musique, ne sont plus qu’un arrière-fond.

« Nous devons vivre simplement, comme de petits enfants ». « Pensez que Dieu vous voit, bien que vous ne le voyiez pas » (A. p. 490 ; R. p. 199).

 

C’est comme cela que saint Silouane est devenu un homme de Dieu, que nous contemplons maintenant comme une étoile, brillant haut dans le ciel au-dessus de nous, et donc visible de partout pour nous indiquer la bonne direction.



[1] Conférence prononcée à l’Institut de Théologie Orthodoxe de Paris (Institut Saint-Serge) le 16 octobre 2004, lors de la 11e Rencontre de l’Association Saint-Silouane l’Athonite.

[2] Les paginations renvoient à Starets Silouane, moine du Mont-Athos. Vie-Doctrine-Écrits ; traduit du russe par le Hiéromoine Syméon. – Paris ; Sisteron : Éditions Présence, 1973, puis 1996***.

[3] C’est nous qui soulignons.

[4] C’est nous qui soulignons.

[5] C’est nous qui soulignons.

[6] Les paginations précédées de A. renvoient à la traduction anglaise du livre de l’Archimandrite Sophrony sur le Starets Silouane. Cette traduction reprend certains passages de l’original russe, omis dans la traduction française. La mention R. renvoie à la pagination de l’original russe.

[7] C’est nous qui soulignons.

[8] C’est nous qui soulignons.

[9] Matthieu 6, 25, 31, 34 ; 10, 9 ; Marc13, 11 ; Luc 12, 11, 22.