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Une étude de Soeur Gabriela,
moniale iconographe du Monastère Saint-Jean Baptiste

 

 

Le 27 novembre 2019, Père Sophrony, fondateur de la Communauté de Saint Jean le Baptiste dans l’Essex en Angleterre, moine, père spirituel, théologien et iconographe, a été compté parmi les saints sous le nom de Saint Sophrony l’Athonite. Cet événement n’a pas été inattendu, car il y avait déjà des bruits qui couraient à ce sujet auparavant, mais il a tout de même changé ma vie.

J’ai rejoint le monastère de Père Sophrony en 1983, peu de temps avant le commencement d’un grand projet pictural : les peintures murales de la chapelle de St Silouane l’Athonite. J’ai travaillé avec Père Sophrony sur ces peintures et aussi sur plusieurs icônes, mosaïques et projets. L’un de ces projets était de peindre son propre Ancien, Saint Silouane, quand il a été inscrit dans la liste des saints. Par la suite, comme c’est le cas maintenant, il y avait eu de fortes rumeurs annonçant sa canonisation. Nous avons donc eu l’audace de commencer l’icône, mais l’avons laissée sans lui mettre un nom. Nous avons ajouté le nom le soir où sa canonisation nous a été confirmée et avons placé l’icône sur l’iconostase de la chapelle.

Père Sophrony nous racontait que son père spirituel priait constamment et que son expression faciale changeait continuellement, reflétant sa vie intérieure. P. Sophrony disait aussi que les photos ne lui rendaient pas justice, car un cliché pris en une seconde à peine ne reflète et ne représente pas la personne dans son intégralité. D’autre part, une icône doit être un portrait tant intérieur qu’extérieur. Je ne savais pas, à ce moment-là, que, trente ans plus tard, j’allais moi aussi peindre mon père spirituel.

En lisant sa vie, il apparaît clairement qu’il était l’un des élus de Dieu qui a été jugé digne de voir la Gloire du Seigneur et, de par ce fait, son visage était continuellement « transformé en la même image, de gloire en gloire, par le Seigneur en Esprit ». Pour cette raison, il est très difficile de représenter son visage en tant qu’icône.

 

Avant que je ne commence mon travail d’icône de Saint Sophrony, d’autres icônes existaient déjà, mais il y en a peu auxquelles je pouvais m’identifier. Plusieurs d’entre elles ressemblaient à des caricatures, ou avaient été copiées d’après des photos, ou exagéraient son expression autour de la bouche. D’autres le représentaient dans son manteau d’hiver, tenant en main l’un des bâtiments de son monastère. Une autre image qui était largement diffusée représentait Saint Sophrony tenant un calice. Mais je me suis souvenue qu’un iconographe renommé avait fermement réprouvé les icônes de Saint Jean de Cronstadt tenant un calice, en disant que le calice ne peut pas être attribué à un saint en particulier, puisque tous les membres du clergé qui ont été ordonnés peuvent tenir le calice. Donc, au début, je n’avais pas de solution évidente (pour représenter St Sophrony). Je me suis donc entourée de plusieurs photographies, j’ai prié et j’ai commencé par demander à Saint Sophrony de m’aider à peindre une icône qui serait à son goût.

 

 Ma table de travail avec des photos de Saint Sophrony

 

Je me suis décidée pour trois grands types d’icônes (pour le représenter) :

      - comme moine du Grand Habit tenant un parchemin ou une icône.

      - comme hiéromoine (avec rason et épitrachelion) tenant un parchemin.

      - en habit liturgique complet tenant un évangile ouvert à une page appropriée.

Pour la première icône, j’ai peint Saint Sophrony en habit monacal, sa main droite bénissant et sa main gauche tenant l’icône de son starets. Saint Sophrony considérait que le but principal de sa vie était de faire connaître Saint Silouane auprès de l’église orthodoxe, dans le monachisme et au monde entier. J’ai travaillé longtemps et avec beaucoup de crainte durant le Grand Carême 2019. C’est alors que j’ai rencontré mon principal problème : représenter la couleur des yeux (de St Sophrony), qui, dans mes souvenirs, était d’un pur bleu clair.

 

 

 

Dans cette première icône, je n’ai pas choisi la bonne couleur et la ressemblance physique n’y est pas. Cependant, j’avais le sentiment que c’était une icône et quand le moment fut venu, nous l’avons placée dans la chapelle de Saint Silouane sous l’icône que Saint Sophrony avait peinte de son starets.

Ensuite, j’ai peint une icône plus petite de Saint Sophrony tenant un parchemin, afin de pouvoir écrire certaines de ses paroles sur l’icône. Mon intention était de rendre cette icône plus personnelle et je l’ai représenté nu tête, revêtu de l’épitrachelion qui avait été brodé spécialement pour lui dans les années 60 avec le symbole particulier du monastère. Les gens qui connaissaient l’aversion de P. Sophrony pour le kitsch m’ont critiqué pour cette icône. J’ai à nouveau peint les yeux en bleu, mais la couleur a foncé après avoir appliqué le vernis aux graines de lin. J’ai ainsi appris qu’il fallait masquer le vert olive du sankir (1) avec du blanc afin d’obtenir un bleu clair. De manière générale, j’étais moins satisfaite de cette icône que je considérais d’un style moins iconographique que photographique.

 

Les deux icônes ci-dessus ont été réalisées en secret dans ma cellule avant que P. Sophrony ne soit compté parmi les saints. J’étais à mon aise, ayant tout mon temps à disposition. Mais après l’annonce de sa canonisation, la situation a changé. Nous avons eu subitement besoin de plus d’icônes pour différents endroits.

Premièrement, il fallait une icône au-dessus de la tombe de St Sophrony. Comme c’était urgent, j’ai recouru à ma technique du pastel. Je l’ai habillé en Habits Liturgiques complets prenant comme modèle les vêtements exacts dans lesquelles il avait été enterré, tenant un Evangile ouvert à une citation appropriée. La ressemblance du visage est marginale et les yeux sont bleus. Cette fois, le vernis acrylique a intensifié la couleur et les yeux sont à nouveau trop foncés.

 

 

  Icône de St. Sophrony pour sa tombe, après sa canonisation.

 La crypte dans laquelle St Sophrony a été enterré avait un crucifix en mosaïque comme seule décoration iconographique sur le mur est. J’ai suggéré que nous l’ajoutions intercédant pour le monde aux pieds du Christ crucifié. Afin de pouvoir déterminer la possibilité d’une mosaïque future, j’ai fait une étude au pastel et je l’ai collée au mur. Sur cette étude, je pense que la ressemblance et la couleur des yeux sont meilleures qu’auparavant.

Mais une fois installée dans la crypte, elle avait l’air trop asymétrique ; une étude de Saint Silouane a donc été ajoutée de l’autre côté de la croix.

 

 

A ce stade, mon questionnement concernant les yeux bleus avait atteint un point culminant. Il y a des années de cela, alors qu’un iconographe russe séjournait au monastère, P. Sophrony lui demanda de peindre une grande icône de Saint Silouane et il voulait que les yeux soient peints en bleu. L’iconographe refusa et il peignit les yeux en brun. Cependant, puisque le père avait eu cette requête, cela devait signifier que les yeux de Saint Silouane étaient vraiment bleus ! Toutefois, P. Sophrony avait lui-même peint les yeux de son starets en brun à trois endroits : une peinture murale dans le réfectoire, une autre peinture murale dans la chapelle de Saint Silouane et l’icône susmentionnée de l’iconostase.

J’ai commencé à demander leur avis sur le sujet à tous les iconographes que je connaissais.

Certains étaient par principe contre (le fait de peindre les yeux en bleu). La plupart étaient d’accord avec le fait que si les yeux étaient bleus, ils pouvaient être peints tels quels. Il y avait de bons arguments. Le meilleur argument contre était le suivant : une photographie en noir et blanc d’un saint ne véhiculait pas moins la sainteté qu’une photographie en couleur. Certains dirent que cela ne faisait pas partie de la Tradition, mais j’ai mes doutes à ce sujet, car il y a d’anciennes icônes avec des yeux bleus gris.

Un ami qui venait de peindre une icône de Saint Porphyre – qui avait aussi les yeux bleus – suggéra de s’en tenir à un bleu discret, tirant plutôt vers un ton gris.

La tâche suivante consistait à peindre notre saint dans nos deux réfectoires. Le plus récent avait été peint en vraie fresque (2) dans le style athonite, avec des saints moines debout. Heureusement, le saint qui se tient à côté de Saint Silouane est Saint Théophane le Reclus, qui partage certaines ressemblances physiques avec Saint Sophrony. Ainsi, nous avons décidé de le « transformer » en utilisant la tempera à l’œuf en haut de la fresque. Un dimanche soir, je me suis enfermée dans le réfectoire, j’ai recouvert les parties du visage qui devaient être changées avec du blanc de titane et j’ai peint par-dessus. Cette fois, les yeux sont devenus trop bleus.

 

 

Le travail le plus difficile restait encore à effectuer : peindre St Sophrony dans le réfectoire où figurent ses propres peintures murales et le peindre dans son propre style.

 Progression du travail

Ce fut le moment où j’ai le plus appris. J’ai trouvé une photo de lui qui correspondait exactement à la position requise. Je l’ai agrandie et ai recommencé à travailler au pastel. Presque instantanément, j’ai réalisé qu’il était impossible de travailler avec les caractéristiques réelles (de la photo) ; il fallait leur donner des exagérations iconographiques. Je ne peux pas expliquer comment le travail s’est effectué. Je préfère l’illustrer avec des photographies par étapes. Mais le résultat était quelque chose qui m’a dépassée. J’ai senti pour la première fois que je me rapprochais de quelque chose de plus vrai. Mais il n’était pas possible de faire les yeux bleus. Je l’ai fait au début, mais ils ne correspondaient pas au style général des peintures murales, bien que P. Sophrony ait lui-même peint les yeux de certains Apôtres en bleu lors du Dernier Repas.

 

 J’ai peint beaucoup d’icône de P. Sophrony depuis, certaines avec un chapeau monacal, certaines sur lesquelles il est nu-tête, mais toujours en essayant de saisir des yeux d’un bleu qui soit correct et en m’efforçant de peindre un portrait intérieur valable, une vraie icône.

 

 Détail de l’icône du réfectoire terminée

 

Peut-être sera-t-il nécessaire de poursuivre cette quête pour le reste de ma vie. J’espère y parvenir un jour. Cependant, je serais très reconnaissante pour toute réflexion à ce sujet de la part de mes collègues iconographes.
Dans tous les travaux mentionnés ci-dessus, j’ai senti que Saint Sophrony m’avait soutenue et aidée. Pour cette raison et maintenant qu’il a été glorifié officiellement, il encouragera et aidera certainement tous les iconographes.

Sœur Gabriela, le 9 juin 2020

Publié dans « Orthodox Arts Journal » sous le titre : « The Icon of a New Saint: Sophrony the Athonite »

Traduction : Rebecca Piaget

Aussi dans Othodox Art Journal : « Seeking Perfection in the World of Art : The Artistic Path of Father Sophrony »

https://orthodoxartsjournal.org/

 

1  Sankir : proplasme, première couche de l’icône.

2  A fresco, ou buon fresco, qui signifie en italien la   « bonne » ou la « vraie » fresque, s’effectue avec des pigments de couleur mélangé avec de l’eau sur une couche mince de mortier de chaux ou de plâtre frais et humide.