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 St Maxime le Confesseur

LA VIE EN DIEU SELON MAXIME LE CONFESSEUR

Extraits du livre de Nikos Matsoukas (Editions Axios)

 

2. Les formes de la réalisation de l'amour

Maxime interprète, avec un admirable esprit de continuité, le souffle de la doctrine de l'Evangéliste Jean : l'amour qui soude la communion de charité des fidèles par la relation constante à Dieu. Cet amour est réaliste, et fait pour la lutte, il dépasse les théories humanitaires qui ont inventé un amour abstrait pour une humanité située à des distances lointaines, hors du temps. L'agapè chrétienne est une expression concrète tournée vers un prochain connu, le frère et le compagnon d'ascèse dans le combat que mène cette vertu supérieure. L'amour fraternel, dans ses rapports véritables, essentiellement celui-là même qui est tourné vers Dieu, accomplit en même temps la plénitude de tout précepte divin.

Cette agapè se situe au-dessus de la fortune, des biens, de la gloire et de toutes les choses aimées, et encore au-dessus du corps. C'est donc seulement dans ces relations directes pour lesquelles on sacrifie tout à son proche-prochain que se place le plein accomplissement des préceptes divins, et l'ascension personnelle vers Dieu lui-même. Il n'est point d'autre démonstration palpable de l'amour envers Dieu, et par suite de la communion de charité parfaite des fidèles, que le total détachement et le renoncement personnel vis-à-vis du prochain, en faveur de chaque frère, en chair et en os. Il apparaît là clairement que la vérité est vitalement liée au bien. La connaissance de Dieu est en même temps agapè, et l'agapè est connaissance de la vérité divine.

En revanche, l'être humain, qui s'égare dans sa progression vers la perfection, se disperse, et va jusqu'à considérer l'amour comme un bien inaccessible, et non adapté à la nature humaine. Il considère alors les relations hostiles et agressives comme allant de soi, et ainsi se ferme à la vérité et à la bonté.

L'agapè, développement naturel de l'existence humaine, et de l'être à l'image de Dieu, acquiert une force illimitée grâce à l'infinie grandeur de Dieu. C'est pourquoi il est aisé d'y trouver une forme de réponse à la non-violence, capable "d'amonceler un brasier sur la tête" de ses ennemis. Le précepte du Christ, selon lequel le chrétien accompli doit tendre "sa joue gauche", ne signifie nullement qu'il faille céder à la force et à la peur. S'il est inspiré par la mollesse, celui qui courbe l'échine prend en aversion mortelle son ennemi; plus longue est sa nécessaire endurance, plus vive sera sa haine. La non-violence, la modération et le sang-froid présupposent des âmes fortes. Ainsi s'accomplit non seulement la progression de tous ceux qui aiment et savent sacrifier leur égoïsme, mais aussi l'éducation de ceux qui sont restés dominés par la haine et l'agressivité. C’est l'erreur capitale de Nietzsche que d'avoir considéré le message de l'amour comme une morale d'esclaves, car dans l'agapè il voit une lâcheté, une impuissance et la réconciliation forcée, alors que ce comportement n'a d'amour chrétien que le nom.

L'être humain tombe plus bas que les animaux, s'il laisse tarir l'amour divin.

Il ne peut plus même aimer ceux qui l'aiment et, ce qui est bien pire encore, sa défense contre les autres n'a plus pour seul mobile la protection de sa propre existence; elle devient une agression en vue de leur destruction.

Il devient donc évident que l'agape, en même temps que la vérité divine, est un acte direct qui s'étend aux relations d'une communauté fraternelle. Pensée, volonté et indignation subsistent mais sont commuées et pleines de combativité, c'est la raison pour laquelle l'amour, dans sa dimension horizontale, a besoin de ses sœurs, la foi et l'espérance. La foi, en dehors de la jouissance d'une certitude au sujet de Dieu, est une conversion pratique de l'âme pour réussir l'acquisition des vertus.

Outre cela, la foi dans le parachèvement de la vie chrétienne est pleine de confiance en Dieu, et en même temps dans les humains, c'est pourquoi l'agapè est combative. Avec l'espérance, l'être humain qui est aimant savoure sa fin à venir, et l'attend en combattant, de sorte qu'il peut non seulement détruire le mal qui se dressera sur son chemin, mais en même temps transformer ses actions en faisant le bien dans le monde. Ces trois vertus deviennent alors pragmatiques, et la perfection n'est plus un principe abstrait, avec prédilection ou sympathie pour l'humanité souffrante en général, mais devient une réalité spirituelle et charnelle. Autrement dit, l'agapè, pour être manifestée dans ses véritables dimensions, doit s'exprimer comme une vérité incarnée, douée d'une puissance créatrice et d'une force de cohésion qui transforme en réalité la communion de charité. Sans la foi, l'espérance et la charité, le mal n'est pas détruit, ni le bien établi.

Cette agapè, dynamique par nature dans sa relation horizontale avec son prochain, et verticale avec Dieu, trouve sa maturité au sein de la sainte assemblée de la Liturgie. Il n'existe rien dans tout le domaine de la création qui soit plus intime ni plus créateur que l'assemblée des chrétiens, réunie pour célébrer le mystère de la Sainte Eucharistie, les sacrements et l'adoration. Assurément, lors de la synaxe, s'exprime, sacramentalement et de façon palpable, le rapport vertical entre Dieu et les humains, où se concrétise la communion charismatique de l'agapè, mais cette relation avec Dieu ne serait pas concevable seule, hors de toute liaison horizontale. Et bien davantage, dans l'assemblée des fidèles se manifeste de façon tangible ce contact horizontal. Cette pratique sacramentelle réalise l'union des choses terrestres avec ce qui est céleste, elle sanctifie les éléments physiques des offrandes et donne aux fidèles la force de vaincre la corruption, la crainte de la mort et l'égoïsme.

Avec la rupture des barrières, s'écoule sans arrêt la force unifiante de la grâce dans le corps des frères; elle sauvegarde la concorde, la paix, les dispositions fraternelles avec les fidèles du monde entier. Sans la dimension sacramentelle et cachée, qui forme contact vertical entre Dieu et l'être humain, la relation horizontale d'un frère avec l'autre ne pourrait porter ses fruits. Quand on voit que sont absents les dons et les diverses manifestations de la fertilité spirituelle, il faut conclure que manque l'anaphore verticale, vivante et efficiente, vers Celui qui donne la vie. Ces contacts horizontaux et verticaux ont donc le même ordre de valeur, on ne peut concevoir les uns sans les autres.

Tout acte d'amour de l'être humain dans l'univers entier, dans l'espace et dans le temps, du fait qu'ilest un développement de l'être à l'image de Dieu, est une impulsion qui mène à Dieu.

Là où il y avait auparavant une force, maintenant se crée dans l'assemblée ecclésiale une énergie au sein des membres visibles et invisibles de l'Église. En dehors de cette synaxe, où l'action créatrice de Dieu et ses libéralités salvatrices manifestent leur énergie et sont à leur apogée, il n'est pas pensable d'envisager le progrès de la création vers son ultime perfection. C’est pourquoi Maxime, dans ses Mystagogíes écrit comme Ignace aux Ephésiens, en les exhortant à se rassembler plus souvent et à célébrer le mystère de la Sainte Eucharistie, car cette réunion les purifie des forces corrosives de Satan qui sème discorde et désagrégation; la synaxe assure l'édification de l'amour et de la concorde. De même, Maxime soutient la sage invitation qui incite chaque chrétien fidèle à ne point délaisser l'Eglise, à fréquenter les assemblées et à prendre part aux célébrations. Là, dans la synaxe, les anges aussi sont présents et complètent ce qui s'accomplit, c'est-à-dire, la communion; ils enregistrent la présence de chacun des chrétiens qui entrent dans l'assemblée. Cette action des anges signifie que l'énergie est répandue dans le corps de l'Église, et organise l'articulation de tous ses membres. Ceux qui ne participent pas à la synaxe peuvent être privés de l'offre de la grâce, bien qu'ils appartiennent virtuellement au corps de l'Eglise. Alors l'Eglise prie pour eux aussi, et il faut que les chrétiens qui reçoivent les dons de la bénédiction, se dirigent vers eux, et s'adressent à eux, en missionnaires et en combattants, de façon à transformer le monde entier, selon le dessein de la divine économie du Salut. La théologie de Maxime n'a jamais situé Dieu loin du monde -lui, le donateur de l'être et du bien-être (la simple existence et la béatitude)- pas même loin des démons rebelles, qui, eux aussi, prennent part à l'être.

Pour être mieux comprises les expressions de la Sainte Ecriture donnent parfois l'impression d'anthropomorphisme; c'est ainsi qu'elles sont formulées au figuré quand l'être humain subit un châtiment. Mais lorsque l'Ecriture et la théologie traditionnelle appellent Dieu "agapè", c'est au sens propre, dans la mesure où l'on peut s'exprimer ainsi.

Selon la théologie cataphatique "Dieu est irrité", mais pas selon la théologie apophatique. Ces désignations contradictoires expriment le fait que Dieu ne peut pas être mesuré au moyen des critères objectifs de la réalité spatio-temporelle. L'amour de Dieu n'est compris et vécu que dans une relation personnelle de l'être humain avec la vie divine. C'est seulement en elle que sera saisie la pulsion, large et généreuse, de Dieu vers sa création; et la raison pour laquelle ce que l'on nomme la colère divine et les châtiments sont des Energies salutaires, issues de l'amour de Dieu, qui stimulent les humains, même par la souffrance, afin de les conduire jusqu'à la divine perfection.

L'ouvrage de Maxime intitulé Divers Chapitres Théologiques sur l'Économie du Salut, s'il n'est peut- être pas authentique, du moins contient-il, avec sa manière d'écrire bien à lui, un complément à la teneur de ses œuvres: on y trouve une vision puissante sur le caractère du courroux divin. Dieu ne peut naturellement pas se mettre en colère, à la façon des passions humaines, mais en même temps il ne pourrait pas accorder les dons de son amour à des êtres qui persisteraient dans leur égoïsme. On conçoit la colère divine plutôt comme "suspension de la fourniture des grâces divines".

La fermeture des êtres, qui est un refus à imiter Dieu et un rejet de leur mobilité sur la voie de l'amour, aboutit au sursis de la dispensation des dons de Dieu. On comprend que le mal, tout en étant le levain d'une punition efficace de l'être humain, lui devienne difficilement soutenable et lui soit douloureux. Il doit alors invoquer le secours divin pour pouvoir supporter l'épreuve et changer le mal en une radicale transformation de lui-même. Dieu apparaît à l'être humain, négativement ou positivement, dans la prodigalité de ses dons, mais il n'est qu'amour. Comme Dieu est incréé, son offre est un don gratuit incréé, c'est-à-dire son amour incréé, qui ne supporte aucune marque de la nature créée de l'homme. Dans le rapport horizontal par lequel l'être humain accomplit sa destinée de communication avec son prochain et la création tout entière, échec ou réussite se produisent toujours en proportion du progrès de sa relation verticale avec Dieu. Ainsi l'amour que pratique l'être humain présente ces deux formes indissociables: verticalement dans la communion des frères avec Dieu et horizontalement entre eux, de sorte que chacune présuppose l'autre. Dans la manifestation de ces formes de l'amour, l'être humain avance ou recule. Dieu accorde ou bien suspend son aide. Il n'est pas de christianisme en dehors de ces manifestations de l'agapè, marque infaillible d'une véritable authenticité. On reconnaît l'arbre à son fruit.

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3. De la vie personnelle à la vie en communion

La communion charismatique présuppose fondamentalement deux états fonctionnels du corps commun et de ses membres : 1° l'aptitude communautaire de tous les différents talents, et 2° la relation personnelle d'amour de chacun pour tous les autres, par la mise de ces dons au service de tous. Le charisme appartient à la communauté : c'est la solidarité de ses membres et la mise en commun des dons qui concourent à la réussite de son évolution sur le chemin de la perfection ; les rapports d'amour entre les personnes s'expriment par leur fonction dans le développement et l'activité des charismes, pour la vie de la communauté, qui, elle-même, ne pourrait pas fonctionner dans toute son ampleur sans relations intersubjectives et vie personnelle. Ainsi leur nature humaine est l'expression de la personne et de sa dignité, tandis que la personne est le mode d'existence de la nature, selon une individualité particulière, sans répétition. La personne n'est concevable que si elle possède sa propre identité intransmissible : être ce que l'on est, sans s'identifier à quoi que ce soit d'autre. Ce mode d'être dans une identité intransmissible constitue les personnes, qui, à leur tour, peuvent être disposées à œuvrer pour le bien commun et à former une communion. Leur diversité est issue de la multiplicité des dons charismatiques. Chacune des personnes possède un talent fonctionnel différent ; elles ne peuvent donc être que différenciées et, en quelque sorte, douées d'autonomie. Sans une telle différenciation, qui peut aller jusqu'à l'opposition mutuelle, une force communautaire ne pourrait se faire jour dans l'uniformité des pulsions vers le bien commun. Une éventuelle uniformité, ou un nivellement des motivations, conduirait à la dégradation de la vie personnelle, en même temps qu'à celle de la force communautaire elle-même, née de la mise en commun des charismes.

Le contenu du corps de l'Église repose sur les dogmes trinitaire et christologique, puisqu'il peut être pensé comme fondement de la communion au sein de l'Église, et comme image de Dieu et de la création tout entière. Dans la Sainte Trinité, les personnes se distinguent selon leurs attributs hypostatiques, mais en même temps elles communient entre elles dans leur participation à la même Essence et à la même Énergie : relation personnelle et participation composent la communion trinitaire. Alors on comprend pourquoi la communion ecclésiale, icône de la communion trinitaire, est formée de personnes, sans lesquelles ne pourraient exister ni communication, ni image de Dieu. Le Verbe incarné est, en tant que personne, porteur de la nature divine et de la nature humaine : le mode d'existence des deux natures est unique ; elles sont unies sans confusion, sans changement, indivisiblement, inséparablement ; elles ont pour seul support la personne du Verbe de Dieu ; elles se manifestent sous son unique forme. Par le dogme trinitaire et le dogme christologique, se trouve parfaitement développée la conception de personne comme mode d'existence de l'essence, et comme individualité particulière, sans répétition, expression de l'essence, mais sans confusion avec elle.

Ainsi, sous cet éclairage, est-il aisé de comprendre la nature de la communication des charismes, dans laquelle n'existe rien de spécifique qui soit perdu. La souveraineté appartient aux personnes, à la vie personnelle et à l'activité des charismes, cependant que, selon le dogme trinitaire et le dogme christologique, c'est la personne qui prime et domine. De même, le mode d'existence du Fils, parce qu'il est engendré, et de l'Esprit Saint, parce qu'il est exhalé, a son principe dans la personne de Dieu le Père. De sorte que la communion trinitaire est d'ordre personnel et existentiel. Sur ce point, on doit admettre que la théologie était déjà parvenue à la notion de personne et des relations intersubjectives selon un mode non répétitif.

C'est aujourd'hui, mais pas pour la première fois, que de tels points de vue sont exprimés dans le domaine de la philosophie. En tout cas, il serait inexact de prétendre, comme certains s'y essayent, que ce concept de personne soit absent du mode de pensée hellénique. Etant donné qu'on ne le rencontre point comme terminus technicus [en latin dans le texte], ceux-ci pensent qu'il est absent aussi bien de fait qu'implicitement. De façon générale, la personne, en tant que mode d'existence, se trouve dans les perspectives des Grecs et trouve sa place dans leur dis- cours. Pour presque toutes les écoles philosophiques, indépendamment de leurs divergences, la raison est le mode d'existence de la nature humaine, à qui elle confère son autonomie, son altérité spécifique, en face de la réalité du monde et de la vie. Tous ceux qui estiment que la notion de personne n'existe pas dans la pensée hellénique, assimilent, sans peut-être s'en rendre compte, les philosophies grecques avec les antiques philosophies de l'1nde. Quoi qu'il en soit, le concept de personne trouve un terrain fertile dans le domaine de la théologie, et plus précisément dans la doctrine du Dieu trinitaire, de la personne du Verbe incarné, et de l'Église, parce qu'elle est le corps collectif des fidèles, formé à l'image de la communion trinitaire. Maintenant la théologie est donc en mesure de présenter sans difficulté une philosophie du personnalisme et de l'existentialisme en combinaison avec les acquis de la sociologie. De cette façon nous donnons une réponse à ceux qui jugent le christianisme sur de faux critères, d'après lesquels il n'attacherait aucune importance à l'action destructrice de l'égoïsme dans le jeu de la vie sociale. La doctrine chrétienne ne nivelle pas les êtres humains et ne les sert pas en pâture au monstre impersonnel de la société ; elle exige, pour celle-ci, chacune des personnes humaines, dans la diversité de ses talents. C'est pourquoi la force de communion, dont fait profession la doctrine chrétienne, est hiérarchisée dans un esprit non pas de domination, mais d'amour, parce que la personne, la communauté, le corps et la hiérarchie forment ensemble une image de la beauté harmonieuse de la création tout entière, à la ressemblance du Dieu trinitaire. Selon Maxime, un échange séparé avec Dieu, ou un accord séparé avec le prochain, signifierait un défaut d'agapè et de communication, c'est-à-dire l'éclatement de la communion d'amour. Il reste donc toujours un principe fondamental : la progression vers une parfaite relation avec Dieu et avec le prochain. Outre cela, cette communion charismatique, dans laquelle la personne et sa sociabilité sont mises en relief, fonctionnera avec l'efficacité la plus grande. Du fait que la perfection par la grâce est un exploit supérieur potentiel, la relation d'amour avec le prochain ne connaît aucun terme à sa croissance.

Dans ce rapport intersubjectif de l'amour, l'être humain ne peut pas se satisfaire seulement d'un frein suscité par la loi naturelle. Au-delà de cette contrainte, il lui faut une agapè spirituelle, à un niveau tel qu'il aime son prochain comme soi-même. Il ne s'agit pas là d'une conduite antinaturelle, mais d'un parachèvement de la nature. Et pourtant, cela ne suffit pas encore : un degré de perfection plus élevé implique une agapè spirituelle qui acquiert des dimensions telles qu'elles effleurent l'exemple du divin sacrifice. L'être humain doit volontairement accepter de mourir pour les autres, il manifeste ainsi le suprême degré de la perfection dans sa relation intersubjective. Quand l'être humain est divinisé, il met ses pas dans ceux de l'amour de Dieu. Parallèlement à la dimension verticale, selon laquelle il reçoit la grâce transfigurante, il contemple les mystères divins et, prenant entièrement la ressemblance divine, il agit comme un dieu vis-à-vis de son prochain. Il l'aime comme soi-même et offre sa vie pour lui. Cette déification de caractère mystique ou métaphysique serait incompréhensible et illusoire, en dehors du milieu naturel de la vie personnelle et communautaire ; elle serait une caricature [en français dans le texte] de la vie spirituelle, ni plus ni moins. La divinisation est une œuvre qui nous dépasse, car le parachèvement de la relation entre les personnes, par la voie de l'agapè, est une œuvre qui nous conduit bien au-dessus de notre propre vie, par l'empressement que nous manifestons aux autres. Parvenues à ce point, la force et l'absence de toute limite à la communion charismatique sont bien évidentes. Elle se dirige vers une intégration où le courant naturel s'unifie au surnaturel pour atteindre sa véritable destination, selon le plan du mystère de l'économie divine du Salut. En présence d'une telle communion charismatique, nous sommes donc comme prisonniers de nos efforts herméneutiques ; nous ne pouvons interpréter ni la Nature, ni l'Histoire d'après des critères objectifs. Il faut que nous en touchions le tréfonds, qui en est aussi le sommet, et que nous nous adaptions aux critères existentiels imbriqués dans la vie du mystère.

C'est pourquoi il faudrait prendre garde à une appréciation de cette théologie, par rapport aux habitudes des philosophes de notre temps. Aucune surprise n'est plus à redouter si l'on observe que beaucoup d'aspects de la vie personnelle et de la vie sociale, dans la pensée contemporaine, se rapprochent de cette doctrine théologique. De même, il ne faut pas redouter que la terminologie actuelle puisse altérer le contenu de la doctrine chrétienne, car elle garde toujours sa totale autonomie, quelle que soit la terminologie employée pour proposer ses doctrines dans un langage compréhensible aux contemporains, comme cela s'est produit à plusieurs reprises, au cours de la Tradition.

Nous voudrions terminer ce chapitre par la référence à une anecdote qui illustre, dans toute sa profondeur, la doctrine de Maxime et l'intégralité de la tradition ascétique et mystique. En marchant dans un désert, l'abbé Macaire butta sur un crâne humain tombé par terre ; il lui demanda qui il était et où il se trouvait maintenant. Le crâne répondit qu'il avait été un idolâtre et brûlait en enfer ; il pria Macaire, le pneumatophore, de supplier le Seigneur de lui accorder, quelque consolation dans son châtiment. Macaire lui demanda alors quel était son supplice et comment il pourrait lui être utile. L'idolâtre lui répondit que son grand tourment venait de ce que jamais il ne voyait en face le visage de son voisin, chacun était collé au dos de l'autre. Le plus grand soulagement que pourrait lui apporter son intercession, serait qu'il puisse apercevoir une partie du visage de son prochain.

Sur ce prodige, troublant autant du point de vue de la description du châtiment, que de l'accord avec les images expressives de ce temps, apparaît purement et simplement la base sur laquelle est fondée la tradition mystique et ascétique, pour interpréter le contenu de la vie personnelle et sociale. On ne pourrait donner une représentation mieux imagée ni plus tragique de cet échec, majeur et douloureux, dans le domaine des rapports personnels et sociaux. L’asociabilité dans la damnation, qui produit cette souffrance insupportable, provient de l'avortement du développement naturel, de l'être humain « à l'image de Dieu », éclosion de la vie personnelle et commune dans l'espace de l'agapè et de l'offrande divines. Toute la théologie de Maxime, et dans tous ses détails, est marquée de ce dessein : l'être humain et toutes les créatures rationnelles, deviendront des personnes théomorphes, douées de la beauté divine et de leur ressemblance à Dieu, dans leur course vers l'accomplissement de leur perfection finale. Cette progressive évolution, dans la ligne de la communion charismatique, en est l'absolue garante. 

(Extraits du livre de Nikos A. Matsoukas, Editions Axios, p.277 à 294)