Imprimer

 Daniel Bourguet

Sur le thème de Simplicité et sagesse, voir aussi :

Sœur Magdalen : Saint Silouane, guide pour la vie chrétienne d'aujourd'hui
Archimandrite Syméon : Simplicité et sagesse, Florilège

 

 

 

 

« Notre vie est simple, mais elle nécessite de la sagesse »[1]

Pasteur Daniel Bourguet

 

« Notre vie est simple », dit saint Silouane.

Il ne dit pas «la vie est simple », mais « notre vie est simple ».

Pour éviter tout malentendu, il me paraît important de bien cerner, sans plus tarder, le sens du possessif « notre », afin de bien comprendre de qui parle saint Silouane, quand il dit « notre vie ». De la vie de qui s’agit-il ?

Faut-il l’entendre au sens le plus étroit, c’est-à-dire : « notre vie à nous les moines du Mont Athos est une vie simple » ? Si tel est le sens de cette phrase, alors je suis très mal placé pour prendre la parole ici, car je n’ai encore jamais eu le privilège de me rendre sur cette vénérable montagne. Comment pourrais-je vous parler de la simplicité de la vie de ceux que je n’ai pas vu vivre ? 

Si j’ai accepté de venir parler aujourd’hui, c’est parce que je crois que le propos de saint Silouane peut être entendu de manière plus large, non pas simplement de la manière suivante : « Notre vie, à nous les moines de toute la terre, est une vie simple », car je ne voudrais pas exclure certains d’entre vous de notre méditation commune, mais plutôt de cette manière : « Notre vie, à nous les chrétiens, que nous soyons moines ou pas, est une vie simple ».

Je n’irais certainement pas jusqu’à élargir encore le sens, en disant : « Notre vie, à nous les humains, croyants ou incroyants, est une vie simple », car je crois que ce n’est pas vrai : la vie sans Dieu n’est pas simple du tout ; elle est même bien compliquée ! Et, s’il arrive qu’elle soit simple, sa simplicité est d’un autre type qu’en Dieu. En outre, comprendre dans ce sens le plus large serait vraiment dénaturer la pensée de saint Silouane, qui ne cesse de clamer que la vie sans Dieu n’est pas véritablement la vie, au sens profond du terme.

Bref, voilà comment je me propose de méditer la phrase qui nous rassemble aujourd’hui : « Notre vie, à nous les chrétiens, est simple, mais elle nécessite de la sagesse ». Dans ce sens-là, je fais tout à fait mienne cette affirmation de saint Silouane.

En quoi donc le chrétien peut-il dire que sa vie est simple ?

Ma conviction profonde est que notre vie de chrétien est simple, dès lors qu’elle est vécue en Dieu, humblement, dans la prière, dès lors qu’avec le psalmiste, il est possible de dire : « Je suis prière » (Psaume 109, 4).

Une telle manière de vivre, en Dieu, humblement, dans la prière, attire inévitablement la jalousie du tentateur, qui ne cesse alors de tendre des pièges. Voilà pourquoi cela nécessite de notre part une grande sagesse, sans cesse en éveil, la sagesse du Saint-Esprit qui donne de discerner les pièges de celui qui s’évertue à nous compliquer la vie par ses attaques toujours plus subtiles et plus sournoises. Les victoires du tentateur font que notre vie est loin d’être simple.

Mais, dans sa grâce et son amour, notre Seigneur est venu remporter pour nous la victoire, que nous sommes incapables de remporter par nous-mêmes. Alors, grâce au Christ, il nous est à nouveau possible d’avoir une vie simple, dès lors que nous vivons en lui, humblement, dans la prière.

Je pourrais m’arrêter ici, car je crois qu’en ces quelques mots je vous ai dit l’essentiel, sauf qu’il me reste à vivre pleinement ainsi, à mener véritablement une vie simple, ce qui n’est pas toujours facile ! Le tentateur est toujours là, en effet, comme un lion cherchant qui dévorer, ce qui nous invite à une constante et vigilante sagesse.

Qui pourra dire en vérité que sa vie est totalement prière, qu’elle est humble, en Dieu, uniquement prière, sinon en reconnaissant que cela est de l’ordre du « déjà là » et du « pas encore », de la réalité présente et du désir pressant ? « Notre vie est simple », c’est bien, à la fois, de l’ordre du « déjà là » et du « pas encore ». Notre lot commun, notre vocation, est de tendre vers cela, sans complètement y parvenir parfaitement, mais nous savons bien cependant que la vérité de notre vie est là, plus ou moins bien vécue, dans cette prière incessante qui confesse et soupire à la fois : « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, en toi ma vie est simple, mais prends pitié de moi qui ai tant de mal à demeurer pleinement en toi ! »

Enraciner cette proposition dans la Bible

Pardonnez-moi, je vous prie, mais ma tournure d’esprit est telle que je ne sais pas me lancer dans de grands développements théologiques. Et je suis à ce point protestant aussi que je ne sais pas méditer autrement qu’à partir de la Bible ! Sans elle, je m’égare ! Avec elle, un peu moins ! Je vais donc rester tout à fait protestant et poursuivre maintenant mon propos, en m’appuyant sur un texte biblique, pour vous redire sous forme de méditation ce que je viens de vous dire sous forme d’affirmations.

Pendant tout le temps de la préparation de cette journée, je me suis très vite appuyé sur un texte qui s’est imposé à moi, qui m’a habité et a nourri ma méditation, en lien avec la phrase de saint Silouane. Ce texte est le récit de la rencontre de Jésus avec une femme samaritaine, près du puits de Jacob, comme cela nous est rapporté par saint Jean dans son évangile. Je vous relis seulement le début de ce texte, car il est long et vous le connaissez bien. Puis, je me propose de vous faire partager le fruit de ma méditation, comme en contrepoint de la phrase de saint Silouane.

 

Jésus quitta la Judée et regagna la Galilée. Comme il lui fallait traverser la Samarie, il arriva dans une ville de Samarie, appelée Sychar. I1 était à proximité du champ, donné par Jacob à son fils Joseph, là même où se trouve le puits de Jacob. Jésus, fatigué du voyage, était assis sur le rebord du puits. C’était environ la sixième heure. Arrive une femme de Samarie pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : Donne-moi à boire ! (Jean 4, 3-7).

Les gestes simples

Voilà donc une femme que nous découvrons dans un geste simple de sa vie : puiser de l’eau. Ce geste-là est un geste d’une grande simplicité, et d’une grande beauté aussi, quand il est fait avec toute la grâce d’une femme. C’est un geste d’autant plus beau qu’il est en rapport avec l’eau, élément si essentiel à la vie. Puiser de l’eau : la vie est vraiment toute simple, quand elle est faite de gestes aussi simples que celui-là.

« Arrive une femme pour puiser de l’eau » : pour celui qui n’a jamais fait ce geste, ce n’est pas tout à fait aussi simple que ce que je viens de dire ! Cela demande une grande habitude, une réelle habileté, une vraie dextérité, pour ne pas se retrouver avec un seau à moitié vide en fin de course. Pour cette femme, il n’est plus question de maladresse, l’habitude est prise ; elle a fait ce geste, jour après jour, depuis des années et des années, depuis l’âge où, adolescente, elle a appris à puiser. Au moment de sa rencontre avec Jésus, cette femme n’a plus rien d’une adolescente : elle a eu, en effet, cinq maris ! Elle a donc puisé de l’eau depuis bien longtemps, d’abord pour ses parents, ensuite pour chacun de ses maris. Et elle vient puiser encore pour un sixième homme qui partage sa vie. Ce geste fait donc partie de son quotidien. Il est vraiment devenu pour elle d’une grande simplicité. La vie, par ailleurs assez compliquée et mouvementée de cette femme, retrouve un peu de sa simplicité, chaque fois qu’elle vient auprès du puits faire ce geste simple : puiser de l’eau, boire, se désaltérer, donner à boire... : en cela, la vie garde pour elle un brin de simplicité, au moins le temps que prend pour elle ce geste.

Pour cette femme, aller puiser de l’eau prend un bout de la journée. Ce geste simple lui demande pas mal de temps, car le puits n’est pas dans sa cuisine, ni même devant sa porte. Il est en dehors du village, au milieu des champs. Puiser de l’eau s’accompagne donc d’un petit voyage, toujours le même, suivant un scénario toujours identique qui s’est inscrit dans ses habitudes. Aller puiser et revenir : voilà bien toute une partie de la journée de cette femme, empreinte d’une réelle simplicité, un moment pratiquement devenu rituel, qu’elle peut vivre en méditant, car elle est seule durant tout ce temps. C’est la sixième heure, comme nous dit saint Jean, c’est-à-dire midi. À cette heure-là, personne ne va puiser. Il fait trop chaud. Les autres femmes vont puiser le matin ou le soir, aux heures où le soleil est moins violent. Pourquoi donc celle-ci va-t-elle puiser à la pleine chaleur, à cette heure de solitude ? Cinq maris ! Un sixième qui n’est pas son mari ! Voilà de quoi faire jaser, de quoi isoler cette femme des autres. Elle en a pris son parti : elle va puiser seule, à l’abri des médisances. Elle fait ce trajet seule, ce geste seule : tout le temps qu’elle passe ainsi en dehors du village libère son esprit pour réfléchir, penser, méditer, prier peut-être...

Le puits est réputé être l’un des plus profonds du pays. Le geste doit donc être ample, développé, déployé dans la durée. C’est toute une manipulation qui donne un grand prix à l’eau tirée du puits. La valeur de l’eau rend encore plus beau les gestes qui la remontent. Puiser de l’eau à ce puits-là demande précision, concentration, application, et le tout en silence pour être mieux accompli. Au fil des jours, au fil des ans, la vie de cette femme se simplifie au bord du puits, dans une concentration qui peut facilement devenir méditation sur le sens et la valeur, que représentent son geste et l’eau dans son existence.

Puiser de l’eau : c’est un geste qu’elle a appris, que sa mère lui a enseigné, le transmettant de sa grand-mère, et qu’elle refait après des générations et des générations. C’est un geste centenaire, millénaire même, puisqu’il remonte à celui qui a creusé ce puits, Jacob, le patriarche, qui le premier a puisé ici pour abreuver sa famille et ses bêtes, et s’abreuver lui-même, avec d’autant plus de reconnaissance qu’il a reçu cette eau de Dieu.

De la profondeur des gestes simples s’éveille la prière

Puiser de l’eau est un geste simple, mais puiser à ce puits-là invite à joindre au geste une méditation aussi profonde que le puits, et invite même à une prière de reconnaissance, puisque l’eau, reçue de Dieu, ne cesse d’être donnée par Dieu à tous les descendants de Jacob. Puiser de l’eau à ce puits-là, c’est faire jaillir de son cœur une action de grâce sans cesse renouvelée.

La vie simple, faite de gestes simples, est une vie ouverte à la prière, une vie qui trouve sa plénitude dans la prière, dans la louange envers celui qui donne la vie.

La femme puise seule, avec application, en silence. Elle puise l’eau que Dieu donne en silence. Et le silence de la femme rejoint le silence de Dieu, qui écoute et accueille la prière silencieuse de celle qui vient puiser seule, jour après jour, dans l’abondance de Dieu.

Puiser de l’eau invite à contempler Dieu qui donne en silence. Alors, la contemplation invite à faire ce geste avec lenteur, application, recueillement, avec amour, avec le désir d’écarter toute pensée futile pour demeurer dans l’action de grâce : contemplation du Dieu de l’univers qui, dans sa providence, donne l’eau gratuitement à quiconque a soif, et qui, dans sa grâce, la donne aux méchants comme aux justes, avec la même largesse.

La vie est simple, quand elle est toute centrée sur Dieu, recueillie en Dieu, quand tous les gestes sont ouverts à Dieu, vécus en Dieu dans leur simplicité. La vie est d’une merveilleuse simplicité, quand elle est prière et que cette prière puise dans les profondeurs de Dieu, recevant de lui la vie, dans un silence qui se remplit de reconnaissance.

 

Prière

Ô Seigneur notre Dieu, Dieu de Jacob et de Joseph, nos pères ont reçu de toi ce puits et cette eau, comme un miracle de ta providence et de ta grâce, de ton humble et merveilleuse grâce, dans la simplicité de ton silence. De l’eau, tout simplement ! Mais en elle, c’est la vie que nous recevons de toi ! Béni sois-tu !
Nos pères ont connu la soif, la fatigue, la chaleur de midi, et tu les as désaltérés. Dans leur prière, ils t’ont dit leur soif, et tu leur as donné cette eau. Béni sois-tu !
Comme eux, je viens vers toi aujourd’hui, moi l’indigne descendante de tes serviteurs. En comptant sur ta grâce, j’ose m’approcher de toi, qui ne rejettes pas ceux qui s’approchent, le cœur brisé et contrit. Chaque jour, dans ta grâce, tu m’as donné de cette eau, et je refais ce geste aujourd’hui encore avec confiance. Je le refais dans le silence de mes lèvres, et le cœur rempli de supplication, mêlée de reconnaissance.
Merci, Seigneur, pour cette eau que tu fais surgir du secret des entrailles de la terre, et du plus profond de ton cœur.
Merci pour cette eau qui monte des ténèbres de la terre, et qui dans mon seau se met à scintiller de lumière, comme un reflet de ton inaccessible lumière. Béni sois-tu, Seigneur !

Mon corps se penche pour puiser, comme mon cœur s’incline devant toi.
Ô profondeur de ton amour, plus profond que ce puits !
Ô limpidité de ta fidélité, plus scintillante que cette eau en plein soleil !
Ô douceur de ta grâce, plus douce que cette eau !
Je suis la plus indigne de toutes les filles de mes pères, et Jacob ne m’aurait peut-être pas donné à boire. Il aurait sans doute préféré donner à ses bêtes plutôt qu’à moi ! Mais toi, Seigneur, tu m’accueilles, tu reçois mes larmes et tu me donnes à boire de cette eau qui fait grandir mon amour pour toi.
Que ma prière silencieuse t’honore, toi qui es assez humble pour l’écouter...

Oui, notre vie est simple, lorsqu’un geste simple l’ouvre à la prière. Elle est simple, quand la prière et le geste ne font plus qu’un, et que le geste répété au quotidien incite à la prière incessante.

La femme puise de l’eau, jour après jour : le geste simple de puiser accompagne la prière, la rythme, l’enrichit, la porte, l’oriente vers celui qui la fait naître et la reçoit.

La femme puise librement dans les largesses de Dieu et prie librement dans le jaillissement de son cœur reconnaissant. Mais à force de faire au quotidien le même geste, le cœur finit parfois par se lasser d’improviser jour après jour une prière.

Pure, ancestrale, la vie simple épouse la prière, proche de Dieu

Or, point n’est besoin que cette femme improvise chaque fois, ni qu’elle invente de maladroites prières. Le Pentateuque, en effet, le livre saint des Samaritains, contient une prière liturgique, la « prière du puits », comme disent les biblistes, une prière toute simple, devenue cantique, prière scandée, qui rythme les gestes et les accompagne, et qui dure le temps de remonter de l’eau du fond du puits, prière qui va dans la profondeur du puits et dans la profondeur des générations, puisqu’elle remonte à Moïse, qui l’a lui-même reçue de Dieu, prière inspirée par Dieu, donnée par Dieu, et transmise par les générations qui trouvent en elle leur lien de communion, prière liturgique aussi inépuisable que le puits de Jacob.

Voici cette prière, ce cantique ; je vais le lire avec le verset qui l’introduit pour bien le replacer dans son contexte :

« Le peuple d’Israël alla au puits. C’est ce puits où le Seigneur dit à Moïse : rassemble le peuple et je leur donnerai de l’eau. Alors Israël chanta ce cantique :

 

                   Ô puits, fais monter l’eau !
                   Chantez en son honneur !
                   Puits creusé par des chefs,
                   Par les princes du peuple,
                   Creusé avec leurs sceptres
                   Et avec leurs bâtons !  »(Nombres 21, 16-18)

Prière toute simple, accompagnant un geste simple dans une vie simple ! Oui, notre vie est simple, dès lors qu’elle est faite de gestes simples vécus dans la prière, en Dieu, et dans la communion des saints par la liturgie.

Jacob a donné ce puits à Joseph, qui l’a donné à sa descendance, à laquelle appartient cette Samaritaine. Moïse a donné ce cantique à tout le peuple, dont fait partie aussi cette femme. Et tout cela trouve en Dieu sa source.

Geste simple de cette femme, pour ainsi dire moniale, au moins durant les heures du milieu du jour, où elle est séparée de tous et pourtant unie à tous dans la communion des saints, par ce geste simple et cette prière simple qu’elle vit devant Dieu, pour Dieu, avec Dieu, en Dieu...

Notre vie est simple, dès lors qu’elle est prière, séparée de tous, unie à tous. Car, par la prière, Dieu simplifie la vie de quiconque s’en remet à lui.

Le chemin qui va du village au puits se déploie au pied du Garizim, la montagne sainte. Il passe à l’écart de l’enceinte sacrée de la montagne, et cette femme l’emprunte en dehors des jours saints, car il est interdit d’aller puiser de l’eau un jour de sabbat. Hors des lieux saints, hors des jours saints : c’est un geste profane, mais qui, habité par la prière, devient saint. En outre, le simple fait que Dieu lui-même ait donné ce puits aux patriarches fait de cette eau une bénédiction. Puiser dans les bénédictions de Dieu rend le geste aussi béni que cette eau est bénie. Le geste est sanctifié par Dieu qui accueille la prière incessante.

Dieu aime faire des gestes simples

Tout cela s’enrichit d’une force nouvelle, quand nous découvrons que Dieu lui-même aime faire des gestes simples. Ainsi, lors de la création, lorsqu’il façonna l’homme, il ne fit rien d’autre que les gestes simples du potier. Puis il souffla sur l’homme, et celui-ci devint vivant. Au temps de Noé, il posa son arc dans le ciel et, par ce geste simple, donna la paix à la terre. Au moment de la sortie d’Égypte, il « prit son peuple par la main » pour lui faire traverser la mer (Jérémie 31, 3 ). Prendre par la main : voilà encore un geste simple que Dieu a fait, le geste d’un père pour faire franchir un obstacle à son enfant ; geste ponctuel qui peut facilement devenir quotidien, habituel, lorsque la main de l’homme reste chaque jour tendue vers Dieu, comme on le voit avec David qui en fait le constat devant Dieu dans sa prière : « Moi, je suis toujours avec toi, avec toi qui saisis ma main droite pour me conduire selon tes desseins » (Psaume 73, 23 et sv.). Admirable geste simple, plein d’amour paternel, et devenu quotidien pour David !

Non seulement Dieu aime faire des gestes simples, mais il aime aussi les gestes simples faits par les hommes, et les accueille avec simplicité. C’est ainsi qu’un jour, à midi, dans la chaleur du jour, il passa avec beaucoup de simplicité près de la demeure d’Abraham, au chêne de Mamré. Il ne faisait que passer, et le patriarche s’est précipité pour lui offrir à manger. Et Dieu a accepté cette simple invitation improvisée. Ce jour-là, Abraham fit d’abord puiser de l’eau pour lui laver les pieds : geste simple que Dieu a également accepté et honoré.

La Samaritaine connaît tout cela et peut-être y pense-t-elle en puisant de l’eau. Peut-être qu’un jour elle aura à puiser de l’eau pour lui... ? Mais, pardonnez-moi ! Je me mets à rêver ! Mon imagination m’emporte ! Pardonnez-moi !

“Donne-moi à boire !”

La femme samaritaine vient donc puiser de l’eau, comme à son habitude, tout simplement. Ce jour-là, un homme est arrivé avant elle ; il est déjà là, assis sur la margelle. Il l’a précédée, si bien que c’est lui qui l’accueille, dans ce lieu pour elle familier, son lieu de solitude, où elle a si souvent prié.

« Donne-moi à boire ! », lui dit l’inconnu…

Ce texte est vraiment extraordinaire : il nous révèle le Christ comme étant celui qui nous précède et nous accueille incognito au cœur de notre solitude. Il est là, déjà là, avant nous, au cœur de nos gestes simples de la vie. S’il nous arrive de ne pas percevoir sa présence, à cause de l’obscurité de non-sens, il n’empêche qu’il est là, comme dans la lumière du plein midi. Nous sommes aveugles, mais sa présence est une réalité de la foi. Il est aussi réellement présent dans notre solitude que ce jour-là, face à la Samaritaine, sur le rebord du puits de Jacob.

« Donne-moi à boire ! » : c’est vraiment merveilleux ! La demande de Jésus ne complique en rien les habitudes de cette femme. Au contraire même ! Le Seigneur ne lui demande rien d’extraordinaire, rien d’autre que ce qu’elle peut lui donner. Elle a un seau, elle sait puiser, elle est venue pour cela. Il a soif et lui demande à boire. Elle vient puiser pour elle-même et pour les siens. Elle peut bien puiser aussi pour un voyageur assoiffé ! Son geste simple deviendra d’autant plus beau qu’il réconfortera cet inconnu assoiffé, l’honorera en lui faisant du bien. Son geste honorera même Dieu, qui nous demande de prendre soin des étrangers, des petits, des assoiffés...

La Samaritaine ne s’attendait peut-être pas à la présence de cet inconnu. « Donne-moi à boire ! » : cette demande était imprévue, mais elle s’inscrit parfaitement dans sa vie quotidienne et donne tout son sens à son geste, un sens beau et profond. Elle va combler la soif d’un voyageur fatigué. Merveilleux texte qui nous révèle le Christ comme étant celui qui ne complique en rien notre vie quotidienne et qui même lui donne un sens profond, qui honore nos gestes les plus simples, les gestes où nous pouvons mettre tout notre amour, l’humble amour des gens ordinaires.

« Donne-moi à boire ! » : il n’y a pas plus simple que cette demande-là, mais ce qu’il y a encore d’extraordinaire, c’est qu’elle nous révèle merveilleusement l’humilité du Christ. Le Fils de Dieu a soif ! Il est fatigué ! Et il ne cache ni sa soif, ni sa fatigue ! Le Seigneur de l’univers est là, dans la plus humble réalité de son humanité, comme un mendiant qui demande de l’eau ! Rien de plus que de l’eau ! Le face à face avec le Christ commence là, dans cette demande d’une parfaite humilité : « Donne-moi à boire ! ». Merveilleuse rencontre qui honore cette femme dans un geste simple de son existence : cela nous fait regarder d’un regard nouveau chaque geste simple de nos vies, comme un lieu possible de rencontre avec le Christ, qui en chacun peut se révéler.

« Donne-moi à boire ! » : en ce qui nous concerne, que pourrait nous demander exactement le Christ ? Rien de plus que ce que nous sommes en mesure de lui donner ! Rien d’extraordinaire ! Et quelle est donc l’eau que le Seigneur demande ici à cette Samaritaine ? L’eau que Dieu lui-même a donnée à Jacob, l’eau que Dieu donne encore au quotidien à cette femme, gratuitement ! En fait, le Seigneur demande ce qu’il a lui-même donné ! Ce qu’il nous demande, c’est ce qu’il nous a donné, gratuitement : notre vie, notre temps, notre prière... ou d’autres choses encore, mais de toute manière, rien d’autre que ce qu’il nous a donné ! En fin de compte, tout est simple, extraordinairement simple, quand on vit ainsi. Notre vie est admirablement simple, quand tout est don : bienfait reçu de Dieu et offrande faite en retour.

« Donne-moi à boire ! », dit Jésus au seuil de sa rencontre avec la Samaritaine. Un jour viendra où il siégera, non plus sur la margelle d’un puits, mais sur « le trône de sa gloire », comme cela nous est dit dans l’évangile de saint Matthieu (25, 31). Ce jour-là, il nous révélera combien de fois il est passé dans nos vies pour nous rencontrer : « chaque fois que vous avez donné à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau, à l’un de mes frères assoiffés, l’un des plus petits, c’est à moi que vous l’avez donné. C’est moi que vous avez désaltéré ». Une telle révélation ne peut que nous inciter à privilégier de simples gestes semblables, les yeux de la foi tournés vers celui qui nous rencontre humblement dans la simplicité de nos existences. L’immense bonheur du disciple est de servir ainsi son Maître, avec autant de simplicité.

Reconnaître les théophanies de la vie simple

Le ciel ne s’ouvre pas toujours quand on rencontre Dieu. Lorsque Dieu apparaît, les buissons ne se mettent pas tous à brûler, sans se consumer. Des anges ne sont pas toujours là, ni des archanges, ni le tonnerre, ni des tremblements de terre... Ce n’est ni au sommet du Garizim, ni sur l’esplanade du Temple de Jérusalem que cela se passe. Il n’est pas demandé à la Samaritaine d’enlever ses chaussures, ni de se prosterner le visage contre terre. Pourtant, le Seigneur est là, au bord du puits ! L’eau ne sera pas changée en vin ! Rien de merveilleux ne se passe ! Aucun miracle n’a lieu. Le merveilleux, c’est que le Fils de Dieu est là, sans faire de miracle, simplement, humblement, dans l’ordinaire d’une vie humaine...

Aucun disciple ne l’accompagne, ni aucune escorte ; aucune foule ne l’entoure. C’est ainsi que le Christ nous rejoint aussi dans la simplicité de nos vies, donnant un prix inestimable aux gestes simples, aux vies simples. N’a-t-il pas choisi de naître dans une simple étable, au milieu de petites gens comme les bergers ? N’a-t-il pas choisi de simples pécheurs comme disciples ? Un âne tout ordinaire pour faire son entrée à Jérusalem ? Ne fera-t-il pas lui aussi des gestes étonnamment simples et d’une grande et belle profondeur : toucher la main d’un malade, prendre des enfants dans ses bras, et surtout rompre du pain, tendre une coupe de vin ? Que de gestes simples, de la part de celui qui est né tout simplement dans de la paille, et qui est mort tout aussi humblement, en demandant encore à boire : « J’ai soif ! ».

La présence du Christ au bord du puits de Jacob est une théophanie cachée dans la simplicité d’une vie, face à une femme qui puise tout simplement de l’eau. Lentement, un seau à la main, la femme va découvrir qui est là, assis sur la margelle. Cette lenteur nous invite à prendre le temps d’approfondir et de méditer chaque geste simple de nos vies. Combien de fois le Seigneur nous a-t-il rejoints et visités dans tel ou tel geste ordinaire ? Peut-être n’avons-nous pas même pris la peine d’y être attentifs ?

Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, prends pitié de moi dans mon aveuglement, et donne-moi de comprendre dès à présent combien tu es présent dans l’humble quotidien de mon existence. Donne-moi aussi de discerner ta présence à travers tous ceux qui ont soif d’attention, soif de considération, d’écoute, de compassion, d’humble amour... Seigneur Jésus, donne-moi tout simplement ton Esprit Saint, car sans lui je ne saurai jamais percevoir ta présence dans l’ordinaire de mes jours.

Quelle sagesse pour la profondeur de la simplicité ?

Tout cela est bien joli, mais ne correspond pas encore complètement à la réalité de nos vies, ni à la vérité de ce texte. Il manque encore un aspect fondamental qui est exprimé dans le propos de saint Silouane : « Notre vie est simple, mais elle nécessite de la sagesse ». Où donc est la sagesse dans tout ce que je viens de dire ? Si elle est laissée de côté, nous trahissons la vérité de nos vies, la vérité de ce texte, la vérité de Dieu que rappelle saint Silouane dans la fin de sa phrase : « notre vie est simple, mais elle nécessite de la sagesse ».

« Donne-moi à boire ! » : lorsque la femme entendit cette parole dans la bouche de l’inconnu qui était assis devant elle sur le rebord du puits, elle comprit sans difficulté qu’il était, non pas samaritain, mais juif, et même galiléen. L’accent galiléen se reconnaît, en effet, entre mille ! (cf. Matthieu 26, 73). Dès le premier mot prononcé par Jésus, son accent galiléen a dévoilé son origine et a fait se dresser une barrière entre la femme et lui : « Comment cela, dit-elle ? Toi qui es juif tu me demandes à boire, à moi qui suis une femme samaritaine ! ». Et vous connaissez le bref commentaire de saint Jean qui explique de quelle nature est la barrière évoquée par la femme : « Les juifs, en effet, n’ont pas de relations avec les Samaritains ». Que cette femme est avisée, attentive à ne pas provoquer un scandale ! La Samaritaine fait preuve d’une réelle sagesse.

Ce qui est vraiment surprenant ici, c’est que tout est renversé, le contraire de ce que l’on attendrait : en effet, c’est Jésus qui heurte la sagesse et la femme qui en prend la défense !

« Donne-moi à boire ! », dit le Galiléen avec une grande simplicité. « Mais la vie n’est pas aussi simple que cela, rétorque la Samaritaine ! Certes, Jacob a donné à boire à tous ses enfants et aux enfants de ses enfants, quels qu’ils soient, mais depuis le temps des patriarches le diable est passé par là et la vie s’est beaucoup compliquée. Ce n’est pas si simple, et tu le sais bien, toi le Galiléen ! Du péché de nos ancêtres est né un schisme. Il y a maintenant deux peuples, deux sanctuaires, deux traditions ! Le Diviseur est passé par là. Et, au fil du temps, l’histoire a renforcé le schisme, rendant irrémédiable l’œuvre du diable, qui se frotte les mains aujourd’hui ! La réalité est bien là, incontournable, et ne laisse pas place au rêve, même le plus spirituel ! Je ne peux pas te donner à boire ! C’est absolument impossible ! Je n’en ai pas le droit ! La vie simple, c’est de l’histoire ancienne. Négliger cela, ce n’est pas rétablir la simplicité, mais tomber dans un simplisme assez naïf ! Ta demande est quelque peu provocatrice, mais elle bute sur le réel que doit prendre en compte la plus élémentaire sagesse ! »

Voilà bien une femme pleine de sagesse, prudente, attentive à la complexité de la réalité présente. La vie n’est pas si simple, en effet ! Elle l’était sans doute au temps béni des patriarches, mais certainement plus aujourd’hui. La vie se complique avec le temps et devient toujours plus compliquée, comme si le temps était aux mains de Satan qui impose sa loi, finissant par interdire à une brave femme de donner à boire à un pauvre voyageur assoiffé ! Voilà cette femme, toute de sagesse ! Serait-elle même plus sage que Jésus, plus réaliste que lui ?

Sagesse du monde et discernement

La sagesse de cette femme tient au fait que si le tentateur voulait la piéger, il ne s’y prendrait pas autrement. Il irait aussi s’asseoir, seul, sur le bord du puits, à cette même heure aussi, pour la trouver seule. Il lui demanderait à boire en se montrant assoiffé, comme un voyageur fatigué, sous les traits d’un Juif, avec l’accent galiléen ! Et puis le premier villageois venu, surprenant la scène, irait sans plus tarder crier au scandale dans toute la contrée !

La femme n’est pas née de la dernière pluie ! Elle a eu cinq maris ! Elle connaît bien le manège des hommes et les ruses du tentateur, et, dans sa sagesse, elle se méfie. Quant au qu’en dira-t-on, elle en sait quelque chose : elle en a eu sa dose avec sa kyrielle de maris ! Serait-ce donc encore le tentateur qui lui tend à nouveau un piège dans la solitude du plein midi ? Mais se peut-il aussi que cette extrême sagesse lui fasse manquer une rencontre avec le Seigneur, aux yeux de qui la vie n’a pas l’air aussi compliquée que cela ? En réalité, c’est la Sagesse en personne qui est là, assise au bord du puits. Mais comment savoir ? Comment donc cette prudente Samaritaine peut-elle discerner, sans rien renier de la sagesse, tout en restant ouverte au Seigneur qui bouscule la sagesse ?

La Samaritaine tient compte du qu’en dira-t-on, mais n’en a pas réellement peur. Son attention pour l’assoiffé a banni de son cœur la crainte, hormis la crainte d’offenser Dieu. Si elle avait eu peur des ragots, elle serait partie sans plus attendre, elle aurait fui sans discuter, sans même puiser de l’eau.

Or, elle ne fuit pas. Elle rappelle et met en avant la sagesse, dont elle tient compte par prudence, comme une mise en garde, mais elle reste ouverte à l’imprévu de Dieu. Elle est sur le qui-vive, certes, mais en restant ouverte à ce qui pourrait être de Dieu, qui est plus sage que la sagesse, et capable même de convertir le qu’en dira-t-on, pour la plus grande honte du tentateur. Et c’est bien ce qui s’est passé, en fin de compte : le village entier est accouru, un peu plus tard, non pour crier au scandale, mais pour confesser que l’assoiffé galiléen était « le Sauveur du monde » ! (v. 42).

Discernement et ouverture du cœur

Comment cela s’est-il donc passé dans le dialogue entre la femme sage et la Sagesse en personne, pour en arriver là ?

Le cœur de cette femme ne s’est pas fermé à l’assoiffé, tout en restant attentif à l’élémentaire sagesse. Et c’est le Christ qui a fait le reste, par sa manière de conduire le dialogue. Dans sa souveraine sagesse, il a conduit peu à peu la femme dans le mystère de Dieu. Le tentateur aurait procédé autrement : il aurait éloigné petit à petit la femme de l’amour de Dieu. Jésus, lui, fait au contraire découvrir, petit à petit, l’amour de Dieu dans le mystère de sa personne. Au fur et à mesure que le dialogue avance, la femme découvre que son interlocuteur galiléen est un prophète, puis qu’il est le Messie, puis que Dieu est son Père et qu’il en est le Fils, et même qu’il se met à dire « Je suis » (Jean 4, 26), comme Dieu seul peut se permettre de le dire, d’après les livres saints. Durant ce dialogue de sagesse, le cœur de la Samaritaine s’est mis à brûler, non pas du feu que le tentateur sait allumer, mais du feu qui s’est propagé ensuite dans le village pour faire reconnaître que celui qui l’a allumé n’est autre que le Sauveur du monde !

Satan exploite la sagesse, la tire à son profit, (et c’est l’une de ses ruses les plus fines), pour éloigner du Christ. S’il avait pris la femme dans son filet aux airs de sagesse, elle serait repartie du puits le seau vide et le cœur vide. Satan sait exploiter la sagesse à son profit pour plonger la vie dans une grande complexité.

Par contre, Christ s’appuie sur la sagesse, prend la sagesse par la main et la conduit dans l’adoration, à travers les écueils des craintes que bannit l’amour, redonnant à la vie sa simplicité véritable.

Satan semble être maître du temps, mais sa maîtrise est un mensonge. La seigneurie du Christ sur le temps apparaît ici dans toute sa splendeur. Comment cela ?

La femme a mis en avant l’incontournable schisme imposé par l’histoire sur le temps présent. Pour elle, dans sa sagesse, vivre la réalité du présent, c’est vivre la réalité du schisme imposé par l’histoire, avec pour chien de garde le qu’en dira-t-on. Le passé règne en despote sur le présent, et ne connaît pas la grâce. La Samaritaine peut donner à boire à des bêtes, mais pas à un étranger fatigué et assoiffé ! Satan jubile en admirant la sagesse de cette femme.

La sagesse de Dieu est venue dans le monde

Mais Jésus intervient. « Si tu savais », dit-il à la Samaritaine ! « Tu sais beaucoup de choses et, dans ta sagesse, tu restes attachée à ce que tu sais. Tu sais tout de tes pères et ce que l’histoire a fait de ton peuple. Tu fais bien d’être sage, mais si tu savais qui est assis devant toi sur le rebord du puits. Si tu savais que c’est la Sagesse en personne, la Sagesse incarnée, la Sagesse de Dieu, la Sagesse qui ne tend aucun piège, mais qui les déjoue tous, la Sagesse qui ne se laisse pas enfermer dans le seul passé. Une chose manque à ton savoir : ne regarde pas seulement le passé, mais le futur aussi. Car, voici, je te le dis, il est une heure qui vient. »

Jésus ne parle pas des pères en regardant le passé, mais du Père, en regardant le futur. « L’heure vient », dit-il : l’heure où il n’y aura plus de division, plus de schisme, plus de séparation au sein de l’unique peuple de Dieu. L’heure vient où l’on n’adorera plus, les uns sur la montagne du Garizim, et les autres dans le Temple de Jérusalem. L’heure vient, l’heure de Dieu, où tous adoreront le Père en esprit et en vérité. L’heure de la sagesse de Dieu approche, non plus muselée par le passé, mais ouverte à cette vie simple où une femme samaritaine pourra donner à boire à un Juif. L’heure vient où le diviseur sera mis en échec.

Mais l’heure annoncée par Jésus est encore à venir. Elle n’est pas encore là ! Le futur n’est pas encore présent. La femme comprend : quand viendra cette heure, le Messie sera là. Il viendra en cette heure-là, car cette heure-là est la sıenne !

« Écoute, femme, cette heure est proche, aussi proche que le Messie est proche. Il est même là devant toi et te demande à boire ! »La Sagesse de Dieu est là, siégeant sur le rebord du puits !

Christ est là, en effet, mais son heure demeure encore à venir, car cette heure est celle de la croix, celle où la Sagesse sera crucifiée pour se relever ensuite d’entre les morts en une vie d’une simplicité nouvelle, de la simplicité même de Dieu, où il n’y aura plus ni Garizim, ni esplanade du Temple, ni Juif ni Grec, ni Samaritain ni Galiléen.

« Tu viens puiser de l’eau à l’heure de midi, en cette heure encore marquée par le poids de l’histoire et le poids de la chaleur du jour, mais il est une autre heure qui vient, d’un autre jour, une heure qui va transfigurer le temps pour faire advenir la nouveauté de Dieu. »

L’heure vient où l’on puisera à un autre puits, une autre eau. Alors, c’est toi qui demanderas à boire de cette eau-là, puisée dans les profondeurs de Dieu. L’heure vient où cette eau jaillira d’un coup de lance, d’un côté percé, du côté du crucifié. Ce jour-là, il sera donné à boire à tout assoiffé de Dieu.

« Je n’ai rien, aujourd’hui, pour puiser au puits de Jacob, mais tu n’auras plus besoin de ton seau pour t’abreuver de l’eau que je te donnerai. Tu peux laisser ta cruche et aller chercher ton mari. Venez tous les deux auprès de moi, et vous boirez côte à côte avec Jacob, Joseph et Abraham... Plus profonde que le puits de Jacob est la profondeur de la bonté de Dieu. »

L’heure dont parle Jésus n’est pas celle d’une rêverie idéaliste, mais une heure de vérité comme il n’y en a jamais eu, une heure qui a fait tomber le mur de séparation, au prix de sa propre vie.

Avec cette heure, la simplicité de la vie se retrouve, transfigurée. La mort est passée par là, la mort du crucifié. Un soldat, d’un geste simple, a percé le côté du crucifié, et de ce geste a jailli une source, tout simplement, une source de vie. Depuis cette heure, « notre vie est simple », par la sagesse de Dieu, plus sage que toutes les sagesses. Depuis cette heure, c’est à nous de demander avec la femme : « Seigneur, donne-moi à boire ! »

L’heure vient, et elle est déjà venue, où il nous est bon et salutaire de dire : « Seigneur, donne-nous à boire ! ». L’heure vient, et elle est déjà venue, où dans la grâce de Dieu nous pouvons nous émerveiller du don reçu, et dire avec reconnaissance : « Oui, notre vie est simple, de cette simplicité sans prix qui jaillit de la vie du crucifié ». Notre vie est simple parce que c’est Sa vie à Lui qu’Il nous donne.

Les propos de Jésus font naître la soif de la femme, qui réclame : « Donne-moi à boire, afin que je n’aie plus à venir ici ! » Elle se trompe en pensant qu’elle n’aura plus à puiser. Elle aura toujours à faire son geste simple au puits de Jacob, mais son geste deviendra parabole, signe d’une autre approche, auprès d’un autre puits, pour une autre eau ; et ce sera sagesse que de lier ainsi, dans la prière, son geste simple à la profondeur de la vie de Dieu. Alors, chaque fois qu’elle viendra puiser au puits de Jacob, son geste prendra une profondeur nouvelle, une profondeur spirituelle. Chaque fois, elle saura qu’elle puise aussi dans la profondeur du mystère de la vie de Dieu. Alors, au bord du puits de Jacob, dans une prière incessante, elle adorera le Père en esprit et en vérité.

Pour nous, il en va de même ; et c’est sagesse aussi que de lier dans la prière les gestes simples de notre existence à la profondeur du mystère de la vie de Dieu. C’est ainsi que, par exemple, manger son pain, après l’avoir rompu, donne à ce geste d’une grande simplicité une saveur eucharistique. Ce n’est pas une célébration eucharistique, mais une évocation, un rappel. Retirer ses chaussures invite à se replacer devant la sainteté de Dieu et faire monter dans son cœur l’adoration, comme devant le buisson ardent. Se coucher à la fin du jour évoque le geste simple du disciple bien-aimé qui pose sa tête sur le sein du Christ. Alors, dans la prière, notre vie, dans ces gestes simples, devient adoration du Père en esprit et en vérité, non plus sur le Garizim ni à Jérusalem, mais dans le sanctuaire du cœur.

Le Christ, source de la simplicité et de la sagesse de Dieu

« Seigneur, donne-moi à boire », lui dit la femme.

« Va, lui répond Jésus, appelle ton mari et viens ici ! »

De même qu’au tout début de la rencontre Jésus a dit, avec simplicité, « Donne-moi à boire ! », il dit maintenant à la femme une parole d’une aussi grande simplicité : « Va, appelle ton mari et viens ici ! ». Parole simple, en vérité ! Seulement voilà ! encore une fois, la vie n’est pas si simple ! Non pas la vie bouleversée du peuple divisé par l’histoire, mais la vie personnelle de cette femme en particulier : vie bouleversée par une histoire personnelle compliquée, qui la rend difficile, tumultueuse, plus ou moins chaotique.

Devant la simple parole de Jésus, la femme mesure à quel point sa propre vie est compliquée : elle a eu cinq maris, et le sixième n’est même pas son mari ! C’est bien parce que sa vie est compliquée, peu reluisante, qu’elle est venue seule en ce milieu du jour, pour ne pas avoir à supporter le regard critique des autres, le jugement silencieux décoché par des regards implacables. Elle vient à l’heure où il n’y a de comptes à rendre à personne, car il n’y a personne. Elle vient puiser seule, car elle est rejetée par des propos inquisiteurs qui ne savent pas faire grâce. Si le diable est passé par là dans l’histoire du peuple, il est aussi passé dans l’histoire de cette femme. Vraiment, la vie n’est pas si simple !

— Seigneur, les autres ne savent pas à quel point ma vie est compliquée, plus compliquée qu’ils ne croient, avec ses détours, ses faux pas, ses enfermements, mes errances, mes mensonges, mes hypocrisies… Ma vie est si compliquée qu’en venant seule ici, je devrais prier, mais mon chaos intérieur rend difficile la prière. Tant de soucis m’habitent et balaient ma fragile prière. On m’accuse à juste titre, mais j’ai soif de pardon, soif de ta grâce. J’ai soif, plus que de l’eau de ce puits, soif de ton eau vive, mais je me sais indigne de te la demander. Le jugement des autres m’empêche d’aller prier au Garizim. Je trouve ici refuge, au milieu des champs, et je pleure en secret, sans même savoir si, de là-haut, Dieu entend le bruit de mes larmes.

En présence du Christ, la femme descend dans la profondeur ténébreuse, non pas du puits mais de son cœur compliqué. Ce Galiléen assis sur la margelle va-t-il être un juge, siégeant à son tribunal ? La sagesse en personne va-t-elle rejeter cette femme, dont la seule sagesse est de s’éloigner seule du village, à l’abri des potins, car elle voit clair en elle, et discerne le scandale de sa vie ?

Rien de cela ! Merveille ! Il n’y a aucun jugement dans les paroles de Jésus, mais une lumière étonnante, devant laquelle rien ne peut être caché, dissimulé. La femme descend dans les ténèbres de sa vie, et la lumière du Christ descend avec elle, de telle manière qu’elle ne trouve pas en lui un juge, mais un prophète, quelqu’un qui ne l’enferme pas dans son péché, mais qui lui offre de l’eau vive, quelqu’un qui ne l’enferme pas dans son histoire chaotique, mais qui l’ouvre à l’heure qui vient, à l’heure où la vie coulera à flots du côté du crucifié.

Les ténèbres intérieures de cette femme ont obscurci ses yeux, au point qu’elle ne parvient pas tout de suite à discerner la lumière qui se tient devant elle, mais, petit à petit, ses yeux s’ouvrent et elle entrevoit la lumière de la Sagesse de Dieu, qui brille plus que le soleil en plein midi.

Sagesse du monde, duplicité du cœur, Sagesse de Dieu

La vie n’est pas si simple, c’est un fait, non pas à cause des autres, de leurs critiques, de leur jugement sans appel, mais à cause de notre cœur qui n’est pas simple. Notre vie est compliquée parce que notre cœur est compliqué, et, plus exactement, parce qu’il est double. La duplicité du cœur, voilà, en particulier, ce qui fait que notre vie n’est pas simple.

Pour un chrétien, la duplicité du cœur commence avec une obéissance partagée, tiraillée entre Dieu et le tentateur. Le cœur double est dans un double attachement, à Dieu tant bien que mal, et à l’adversaire par les appâts de ses filets. Le cœur double enfante le mensonge et se réfugie dans l’hypocrisie. Quiconque a le cœur double (et qui ne l’a pas ?) ne peut pas dire que sa vie est simple, sinon dans un mensonge qui finit par lui faire illusion. Le cœur est double, lorsque le diable est passé par là, et ce dernier, le père du mensonge, veut faire croire que c’est irrémédiable et qu’il est impossible au cœur d’être autrement que double. Ce mensonge-là finit par décourager de la prière. Mais si la guérison du cœur est impossible à l’homme, elle ne l’est pas à Dieu.

— Seigneur, quand viendra l’heure où mon cœur double ne sera plus jugé par ceux qui ont aussi le cœur double ? Quand viendra le Messie, au cœur aussi simple et pur que celui de Dieu, pour poser son regard sur mon cœur double et le guérir par son amour ?

Devant la Samaritaine au cœur double se tient celui dont le cœur est simple. La parole du Christ descend dans le cœur de cette femme, non pour la juger, mais pour la guérir. « L’heure vient, dit-il, où les cœurs ne se prosterneront plus devant deux maîtres, mais devant le Père seul ». L’heure vient de l’unique obéissance au Père ; l’heure vient où l’eau vive, l’eau du salut, l’eau de la guérison, coulera à flots, non pas d’un cœur divisé, mais de l’unique cœur pur, offrant la guérison à quiconque s’approchera, puisera, boira. Il recevra l’eau vive du côté percé du crucifié et dans cette eau la transfiguration de son cœur et la simplicité de la vie.

— Seigneur, quelle est donc cette eau vive que tu veux me donner ?

— C’est l’eau du Saint-Esprit, l’eau de la Sagesse, l’eau qui coule en abondance de la source éternelle du Père.

— Seigneur, donne-moi de cette eau-là, afin que je n’aie plus soif et que je ne vienne plus puiser ici !

— Femme, l’heure vient où cette eau coulera de mon côté percé. Elle te donnera de discerner et de déjouer les attaques du tentateur, qui n’a pas fini de s’en prendre à ton cœur, pour l’enfoncer dans la duplicité. En vérité, je te le dis, viens boire et te désaltérer à la source de la sagesse, mais continue aussi de venir ici chaque jour pour puiser encore de l’eau au puits de Jacob, comme auparavant. Et ce sera pour toi sagesse que de venir encore ici. Alors, chaque fois que tu viendras puiser, tu te souviendras combien ton cœur est toujours enclin à la duplicité, toujours menacé d’être double, assailli à tout moment par celui qui veut le diviser. Viens donc puiser chaque fois que tu te sentiras menacée, et accompagne ton geste d’une prière persévérante envers celui qui donne sans cesse de l’eau vive. Que la nécessité de l’eau du puits de Jacob pour ta vie d’ici-bas soit pour toi l’invitation à te souvenir qu’il y a une necessité plus grande encore, celle de puiser l’eau de la sagesse, que donnent le Fils et le Saint-Esprit à tous les adorateurs du Père. Là est la guérison de ton cœur. Sois sans crainte et prends courage ! Tourne-toi sans cesse vers moi dans la prière ! Dieu donne en abondance à ceux qui viennent puiser en lui.

Béni es-tu, ô Père, toi qui, dans ta tendresse, as conduit au puits de Jacob cette Samaritaine pour y rencontrer ton Fils Bien-Aimé, et qui me conduis à mon tour auprès de lui, pour recevoir l’eau vive en abondance.

Béni es-tu, ô Christ, toi qui, dans ton humilité, as mendié de l’eau auprès de cette femme, et qui mendies encore aujourd’hui mon amour, pour nous donner l’eau vive en abondance.

Béni es-tu, ô Saint-Esprit, toi qui, dans ta miséricorde, as touché nos cœurs indignes pour nous ouvrir au mystère de la profondeur de Dieu.

Bénie es-tu, Trinité Sainte, source de sagesse éternelle, toi en qui nous pouvons dire que notre vie est simple.

Grâce te soit rendue pour les siècles des siècles. Amen.

 



[1] Archimandrite Sophrony, Starets Silouane, Moine du Mont Athos, Vie-Doctrine-Écrits, traduit du russe par le Hiéromoine Syméon, Éditions Présence, 1996, p. 381.