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 Saint Silouane

« Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas » :  
PAROLE DE DIEU POUR NOTRE TEMPS

par  Père Zacharie, hiéromoine au monastère Saint-Jean Baptiste de Maldon

 (Article paru dans la revue Buisson Ardent N° 4)

 

Les saints, signes du Christ et signes de Dieu pour leur temps

 

Le Christ est le signe de Dieu pour les hommes de tous les temps, et Sa voie est le seul vrai chemin qui mène au Royaume éternel du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Lorsque les juifs de l'époque du Christ lui demandèrent de façon erronée « un signe du ciel » (Luc 11, 16), le Seigneur ne fit que répéter la parole concernant « le signe de Jonas », donné à la génération des Ninivites (Luc 11, 29-30), comme l'unique signe, le signe de Dieu par excellence pour le monde. Ce signe, de manière prophétique, représentait la descente du Christ dans les entrailles de la terre, suivie par Son élévation au-dessus des cieux. En Sa personne, par Sa vie et Son exemple, toutes les interrogations de l'homme reçurent une réponse. Il est devenu le signe éternel de Dieu pour toutes les générations de ce monde. Le fait de la descente et de l'élévation du Christ est devenu la cause de tous les dons du Saint-Esprit. Et celui qui accepte avec foi ce signe comme forme et modèle de vie devient par là-même « ami » de Dieu, selon la parole du Seigneur qui dit : « Je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître »

Mais, de même que Jonas pour les Ninivites, ainsi aussi à chaque époque donnée, les amis du Christ, conformément à Son infaillible promesse « d'être avec nous pour toujours jusqu'à la fin du monde » (Matthieu 28, 20), sont des signes de Dieu pour leur génération, parce qu'ils se font la bouche de Dieu et répondent à tous les problèmes et à toutes les interrogations de la génération en question. Partant, ils deviennent signes de Dieu dans la mesure où, par la grâce de l'Esprit Saint, s'est tout d'abord répétée en eux la voie du Christ : la descente (jusqu'en enfer même) et la montée, selon le modèle et la voie que Lui-même a tracés. Nul ne peut être saint, ami et disciple de son maître, le Christ, s'il n'a parcouru ce chemin jusqu'au bout et appris ainsi les mystères du Royaume de Dieu (cf. Luc 8, 10). À cette condition seulement, l'homme devient « un luminaire dans le monde, présentant la parole de vie » (Philippiens 2, 15-16) à sa génération. Les saints, selon la parole de l'apôtre Paul « jugeront le monde » (l Corinthiens 6, 2), et cela en toute justice car ils devinrent d'abord la bouche du Verbe et par leur parole illuminèrent le monde. Le Christ parla par leur intermédiaire et, comme il l'affirme Lui-même, Sa parole jugera l'homme « au dernier jour » (Jean.12, 48).

Si donc l’Église, guidée par l'Esprit Saint « dans toute la vérité » (Jean 16, 13), a glorifié Silouane en tant que son « instructeur apostolique et prophétique » (Acte Patriarcal de canonisation)[1], c'est-à-dire comme saint, il sied, suivant la loi spirituelle que nous venons de décrire, de rechercher en sa personne, sa vie et sa parole les traits caractéristiques qui font de lui un signe de Dieu pour sa génération.

  

Silouane, « verbe de vie » par lequel Dieu révèle Sa voie à notre génération

Suivant l’enseignement de Silouane, selon lequel « les parfaits ne disent rien d'eux-mêmes, mais seulement ce que l'Esprit leur donne », on peut inférer que les paroles qu’il a laissées lui furent conférées par l'Esprit Saint. Pour simples qu’elles soient, elles portent la trace de leur provenance divine et ne sont point produits de l'intelligence humaine, mais fruits d'un cœur pur, d'un cœur « grand ouvert » (2 Corinthiens 6, 11) par le don du Christ. De toutes les paroles de Silouane proférées comme verbes de Dieu pour notre génération, il en est une qu’il reçut directement du Christ et qui peut nous servir de prisme pour scruter les horizons sans fin du sublime mystère de la piété qui nous a été manifesté (cf. l Timothée, 3, 16). Cette parole est l'injonction : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ».

Chronologiquement, notre génération se situe plus près que jamais du second avènement du Christ. Et, selon sa parole — « Mais le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Luc 18, 8) —, cela signifie également que notre temps se trouve dans une plus grande détresse et a besoin, plus que nul autre, de rédemption. Quels sont donc ces maux communs qui constituent, de manière significative, la marque de notre génération ? Ce sont avant tout l'orgueil, l'enténébrement de l'intellect, captif de l'esprit mauvais, le désespoir avec la multitude des afflictions involontaires qui l'accompagnent et, finalement, la totale absence d’intérêt pour le salut, la paralysie spirituelle. C'est à ces phénomènes et à beaucoup d'autres que donne réponse cette parole révélatrice — « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas » — que saint Siouane transmet à ses contemporains de la part du Fils de Dieu Lui-même.

 

Circonstances de cette Parole de vie

Avant d'analyser le sens de cette parole révélatrice, il nous paraît opportun de noter tous les éléments de la biographie de saint Silouane qui sont en rapport avec elle. À l'âge de vingt-six ans, après six mois passés au Mont Athos, saint Silouane eut la grâce de contempler le Christ vivant au lieu de Son icône. Cet événement, bien qu'il ne durât qu'un instant, fut à ce point extraordinaire qu'il produisit en Silouane un élargissement de son être tel qu'à partir de ce moment il porta dans sa prière tous les peuples de la terre. Il acquit tout d'un coup une conscience cosmique. La vision du Christ eut pour effet de lui transmettre l'état même du Christ. Néanmoins, la diminution de cette grâce et un éloge mal à propos jetèrent Silouane dans une lutte titanique contre la vanité et l'orgueil. Cette lutte, qui dura quinze ans, engendra en Silouane un repentir pareil à celui d'Adam et le mena jusqu'aux dernières limites de la désespérance, là où le Seigneur intervint, en lui donnant précisément cette parole : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ».

 

Effets de cette Parole de vie

Ces mots du Seigneur, résonnant dans le cœur de Silouane, lui apportèrent, aussi étrange que cela puisse paraître, la victoire spirituelle. Le Seigneur suggéra à Silouane le spectacle de l'enfer, et celui-ci en sortit aussitôt détenteur d'une science grandiose qui restaura sa vie par une abondance redoublée de grâce et de connaissance de Dieu. Comme il en témoigne lui-même, il commença à mettre en pratique le conseil du Seigneur, et son âme trouva le repos en Dieu. Il reçut l'arme par laquelle l'âme acquiert l'humilité et le cœur la contrition, par laquelle les pensées pécheresses sont réduites à néant, l'esprit purifié — et ainsi la grâce trouve un lieu où demeurer dans le chrétien. Ainsi apprit-il l'humilité du Christ qui rend l'homme semblable à Dieu. Par cette parole du Seigneur, Silouane accomplit son passage de la tyrannie des passions à la liberté de l'Esprit de Dieu, de la mort à la vie. Et Silouane alors, à l'instar des justes de tous les temps, entonna une hymne de victoire. Comment donc la parole du Seigneur libéra-t-elle Silouane de l'oppression de l'ennemi, et prodigua-t-elle à son esprit un regain de force à Sa mesure, comment affermit-elle sa vie ? Elle le fit parce que les mots du Christ placèrent Silouane sur la voie du Seigneur Lui-même. En suivant ce commandement du Seigneur, le cœur se Silouane s'élargit — en suivant le commandement du Seigneur, le cœur de l’homme s’élargit et l'homme devient inaccessible aux ennemis.

 

La voie du Seigneur

Le signe de Jonas, voilà la voie du Seigneur. L'Apôtre ne dit-il pas que la victoire est venue au monde par la descente du Christ aux enfers et par l'ascension qui s'ensuivit. Ainsi, lorsque le Seigneur suggère l'enfer à Silouane (et par lui à toute notre génération), il offre par là à l'homme l'occasion d'une descente, d'une marche vers le bas. Il lui donne le moyen d'acquérir l'humilité et, devenu dès lors semblable à Lui, de remporter la victoire spirituelle. Sur ce chemin, comme le dit l'Archimandrite Sophrony, « ceux que conduit l'Esprit Saint ne cessent jamais de se condamner comme indignes de Dieu » (De la Prière, I) et de se diriger toujours vers le bas, vers la base de la pyramide renversée, le Christ, qui supporte le poids de tout l'être, Lui qui enlève le péché du monde. Quant à ceux qui se considèrent comme dignes d'être élévés, sans boire le calice de l'abaissement, le Seigneur leur dit sans équivoque : « vous ne savez pas ce que vous demandez » (Marc 10, 38). Et Capharnaüm qui, avec insolence, « avait demandé un signe » (Matthieu 12, 39) autre que celui de Jonas, le Seigneur la condamna en disant : « Et toi, Capharnaüm, crois-tu que tu seras élevée jusqu'au ciel ? Jusqu'à l'Hadès tu descendras ! » (Luc 10, 15) ; alors qu'Il exalta et justifia le Publicain, qui « n'osait même pas lever les yeux au ciel », mais qui, dans sa prière pleine d'auto-condamnation, accomplissait la loi du Christ, selon laquelle « tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé » (Luc 18, 13-14). Le Seigneur Lui-même, pour notre seule édification, tandis que les hommes Le glorifiaient pour Ses miracles, appelait immédiatement de façon prophétique la croix et la mort qui l'attendaient, mais aussi Sa résurrection le troisième jour (Luc l3 ,32 et 18, 33).

Ainsi donc la voie du Seigneur s'étend, par le biais de la mort sur la croix, jusqu'au tréfonds des enfers. Et de même que, lorsque le fidèle est plongé dans les eaux du baptême, il rencontre le Christ, s'en revêt, et émerge, rené « dans une vie nouvelle » (Romains 6, 4), du fait que le Seigneur descendit en premier et sanctifia les eaux, de la même façon, quand Il nous enjoint de descendre aux enfers, Il ne le fait pas pour perdre l'homme, mais pour que ce dernier explore là aussi le mystère ineffable de l'humble amour divin qui parvint jusqu'à ce lieu terrible. Cette voie contribue à ce que l'homme s'humilie jusqu'au bout devant la merveille de l'amour divin, et qu'y répondant avec reconnaissance, il s'éprenne à son tour d'un amour si parfait et définitif pour le Christ que rien, ni aucun lieu, voire même l'enfer, ne puisse le séparer de Lui. La connaissance du mystère du Christ ne sera jamais complète, si l'expérience de l'homme n'englobe aussi l'enfer.

 

La voie qu’indique l’Église

Cette humble marche vers le bas est aussi la voie sur laquelle chemine la Sainte Église. Si nous examinons avec attention l'esprit de l'Église, exprimé dans ses prières, nous verrons à nouveau ce double mouvement, d'abaissement d'abord, puis d'élévation. Par exemple, avant la célébration des sacrements du Baptême ou de l'Eucharistie, nous voyons le célébrant s'humilier en se condamnant lui-même et descendre en esprit vers le bas (« […] ne me prends pas en aversion, ne détourne pas de moi ton visage, détourne plutôt tes regards de mes péchés […] puissé-je, Seigneur, ne pas récolter honte et humiliation, mais envoie sur moi une force d'en haut […] ne renverse pas, mais plante […] » (Petit Euchologe, Office du Baptême). De même « Nul n'est digne […] de te rendre ce culte, ô Roi de gloire […] mais, en l'ineffable immensité de ton amour pour nous […] » (Liturgie de saint Jean Chrysostome). Pour cet humble mouvement, Dieu le revêt de force pour accomplir le service sacré et l’élever ainsi vers les hauteurs, non seulement lui-même mais encore les fidèles que l'Esprit de Dieu lui a confiés. Presque toutes les prières importantes de l'Église se divisent en deux parties. Dans la première s'accomplit l'abaissement de l'esprit, et dans la seconde, par le « mais » de la foi, son élévation, durant laquelle les fidèles se confient à la miséricorde infinie du Dieu Bienfaiteur. Pour s'en assurer, il suffit de relire les prières avant la sainte Communion.

 

C’est le mouvement même du repentir

Toute la vie des fidèles n'est qu'une vie de repentir. Par le repentir se réalise l'abaissement de l'humilité « sous la puissante main de Dieu pour qu’il nous élève au temps opportun » (l Pierre 5, 6). Cet abaissement est volontaire et procède « de la foi ». Et le remarquable maître de l'Échelle, saint Jean le Sinaïte, dans son discours Sur le repentir exprime en résumé la même vérité : « L'homme qui se repent, par ce choix libre et volontaire du repentir, échappe aux peines et aux tourments involontaires » (Discours 5). En descendant donc en esprit dans l'enfer, l'homme ne fait rien d'autre que de suivre le Seigneur. Mais il se garde de désespérer, car la voie du Seigneur conduit à la vie, et qui plus est, à « la vie en abondance ». Ce mystère de l'abaissement et de l'élévation du Seigneur fut préfiguré de merveilleuse façon par les trois jeunes gens des Hébreux que Nabuchodonosor avait jetés dans la fournaise de feu. Ces trois saints adolescents prirent sur eux les péchés et les transgressions de leur peuple, et en esprit ils se condamnèrent comme méritant le feu pour leur iniquité. C'est alors qu'humblement ils adressèrent leur prière au Dieu de leurs pères Mais du fait qu'ils s'étaient trouvés de façon prophétique sur l'humble voie de l'abaissement du Seigneur Jésus, ils furent justement jugés dignes d'avoir pour compagnon et partenaire le Fils de Dieu, avant même son incarnation, qui descendit dans la fournaise et « marcha au milieu de la flamme » avec eux, les maintenant « intacts » (Daniel 3, 25). Bien sûr, à ce moment-là, la puissance du mystère agissait de manière prophétique. Après l'incarnation du Seigneur, Sa descente aux enfers et Son ascension, la puissance du même mystère est infiniment plus grande, car il n'est plus d'état au sein de l'être créé qui n'ait été « rempli » par l'énergie de la Personne du Christ (cf. saint Irénée de Lyon, Contre les hérésies, XXI : « Le Christ a traversé toutes les conditions de la vie humaine afin de les “remplir” de Son énergie déifiante. Il est allé jusqu'à la mort pour devenir le premier-né d'entre les morts et obtenir en tout la primauté [l Timothée 2, 5 ; Colossiens 1, 18]). Il est le prince de la vie, qui marche en avant et montre le chemin.

 

Pratique de cette Parole de vie

Maintenant que nous avons fondé théologiquement la parole du Seigneur adressée à Silouane — « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas » —, il reste à en élucider la mise en pratique. Toutefois, avant cela, nous devons souligner clairement que toute la force du mystère, célé dans cette parole, réside en ce que la descente du Christ aux enfers était volontaire et dépourvue de tout péché, accomplie seulement par obéissance au Père et pour le salut du monde. C'est pourquoi l'abaissement de l'homme, pour être béni et mené à bien doit de même être entrepris volontairement et en vue du commandement du Seigneur. L'expérience de l'enfer chez saint Silouane était le fruit de la grâce, aussi la révélation de l'injonction du Christ correspondait-elle parfaitement à son état. Il est difficile d'en percevoir la profondeur sans une pareille expérience. Cependant, puisqu'elle est l'expression de la voie du Seigneur et de la vie ascétique de l'Église, nous nous efforcerons, en nous référant aux saints Pères, de pénétrer le fond de cette parole et d'en comprendre la puissance.

La parole « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas » est un commandement donné par le Seigneur, afin que le fidèle l'imite dans Son abaissement, en espérant à la fois dans la miséricorde et la rédemption éternelle qu'Il obtint pour tous par Son ascension. Et rien que la disposition de l'homme à recevoir cette parole et à la mettre en pratique dans sa vie attire la grâce de Dieu. Cette grâce, en tant que lumière divine, révèle et affirme cette vérité : l'enfer est l'endroit spirituel où se trouve l'homme séparé du Dieu d'amour. La lumière de la grâce rend manifeste le péché, l'iniquité et la pauvreté spirituelle. Cette connaissance engendre dans l'âme la contrition — don précieux de Dieu à l'homme, car elle est le prélude de l'humilité et prépare un lieu où Dieu puisse demeurer en nous.

 

La contrition, source de la vaillance spirituelle

Cette contrition, résultat de l'action de la grâce, fait naître la vaillance spirituelle. Saint Syméon le Nouveau Théologien dit qu'il n'est rien « de plus courageux qu'un cœur brisé et humilié, qui sans peine repousse les troupes des démons et les met complètement en déroute » (Catéchèses 2, 42-44). Cette contrition procure la vaillance spirituelle car « c'est le seul état où l'homme, inspiré par la grâce divine, ose contempler sa propre misère spirituelle, sans pour autant tomber dans le désespoir, confiant au contraire en ce que Celui qui lui a fait voir l'abîme de sa désolation est capable Lui aussi de le faire parvenir sans dommage sur l'autre rive, là où se trouve Dieu. Il arrive à cet état en adoptant une attitude prophétique : il rend toute justice à Dieu tandis qu'il couvre son visage de honte (cf. Daniel, 9, 7) ». Aussi saint Jean Climaque affirme-t-il également que la vaillance spirituelle est en même temps victoire (L’Échelle sainte, 14). Victoire du fait que, sans le courage qu'engendre la contrition, l'homme ne peut faire face adéquatement à sa pauvreté spirituelle, une pauvreté qui se révèle charisme et devient fondement de son ascension spirituelle (cf. saint Syméon le Nouveau Théologien : « Qu'y a-t-il de plus glorieux que cette pauvreté spirituel1e qui nous ouvre le Rovaume des Cieux ? » [Catéchèses 2, 42-44]). C'est la puissance de ce phénomène spirituel de la contrition que connut saint Silouane par la parole du Christ : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ». Et c'est en recourant à son cantique bien-aimé qu'il la découvrit : « Bientôt je vais mourir et mon âme misérable descendra dans l'enfer étroit et sombre, et là tout seul, tourmenté dans la flamme qui ne s'éteint pas, je dirai en pleurant : “Où es-tu, mon Seigneur, lumière de mon âme ? Pourquoi m'as-tu abandonné ? Je ne peux vivre sans Toi” » (Archimandrite Sophrony, Saint Silouane l'Athonite).

Dans la première partie de ce cantique, Silouane redonnait à son âme la sensation brûlante de l'enfer, qui anéantit toute pensée passionnée, tandis que, dans la seconde, il tournait son esprit vers l'amour et la miséricorde du Christ qu'il avait connus et qu'il portait dans son cœur. Dans un premier temps, il se dirigeait avec humilité vers le bas, en suivant la voie de l'abaissement, sur laquelle l'orgueilleux ennemi ne pouvait le suivre. Et libre dès lors de l'oppression de l'adversaire, inspiré aussi par la mémoire de la miséricorde du Seigneur, il se tournait tout entier vers Dieu, et de cette façon faisait l'expérience de l'ascension, causée par la grâce divine. Dans cette même perspective, saint Silouane conseille à qui désire préserver la puissance rédemptrice de la contrition de se souvenir constamment de ses péchés, de s'humilier et de s'affliger sur eux, tout pardonnés qu'ils fussent par Dieu. « C'est ainsi que les ennemis sont vaincus ». Le Seigneur, par Sa parole, révéla à Silouane le moyen d'acquérir la contrition et l'humilité, et par là même de vaincre l'ennemi.

La contrition est pour l'âme bravoure, et une lumière qui permet à l'homme de discerner chaque pensée qui l'approche. La contrition conduit à l'humilité qui est la victoire sur les ennemis et prépare l'âme à devenir réceptacle de Dieu. C'est un précieux don de la grâce, obtenu par l'auto-condamnation, dont la forme extrême, la plus puissante, est la condamnation de soi à l'enfer. Saint Jean Climaque confirme cela, en disant que la prière des repentants — « nous savons, nous savons bien que nous sommes dignes de tous les tourments de l'enfer » — était capable « d'émouvoir le sentiment même des pierres » (L’Échelle sainte). Par ailleurs, il dit encore que le fait de se condamner à l'enfer « préserve l'intellect de la profanation » des ennemis.

L'humilité et la pureté de l'intellect

En se conformant à l'esprit de la parole du Seigneur « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas », l'homme récolte l'humilité et la pureté de l'intellect — conditions indispensables de l'impassibilité et de l'union avec le Dieu de sainteté. C'est cette science qu'apprit le saint par cette parole, reçue directement du Seigneur. Comme il l'écrit lui-même : « Je commençai à faire comme le Seigneur m'avait enseigné, et mon cœur goûta la douceur du repos en Dieu » (Archimandrite Sophrony, Saint Silouane l'Athonite).

Maître de ce savoir donné par Dieu, saint Silouane témoigne que quiconque se considère de tout cœur digne du feu éternel devient inaccessible aux ennemis et libre des pensées passionnées. Tout entier, cœur et intellect, il demeure ferme en Dieu. Mais dès qu'il perd le souvenir des flammes de l'enfer, les pensées reprennent force.

De nos jours, nous constatons avec tristesse que les hommes souffrent terriblement de la désintégration de l'intellect. L'imagination, qui n'est rien qu'une des puissances de l'intellect, suralimente et gouverne la vie des hommes. Chez certains d'entre eux, cela mène à l'endurcissement du cœur par l'orgueil, chez d'autres encore aux maladies mentales. Selon l'enseignement de l'Évangile et de toute l'Écriture, l'intellect fonctionne normalement lorsqu'il est uni avec le cœur. Et cette union s'accomplit quand le cœur est embrasé du feu de la contrition. Par conséquent, saint Silouane nous indique la voie vers la guérison de l'âme : « Tiens ton esprit dans le cœur et en enfer. Plus tu t'humilieras, plus sublimes seront les dons que tu recevras de Dieu ».

 

Le don de l’Esprit Saint et la délivrance

Quels sont donc « ces dons d'autant plus grands de la part de Dieu » qu'on acquiert en gardant son esprit en enfer ? Des mots de saint Silouane, il est clair que la condamnation de soi à l'enfer non seulement ne cause aucun dommage mais est au contraire la source de grandes grâces. Comme il le dit, elle engendre dans l'âme le repentir « pour la rémission des péchés » et remplit le cœur de l'allégresse du salut. Qui plus est, le saint témoigne de ce que le Seigneur donne aux artisans de cette condamnation de soi à l'enfer le don de l'Esprit Saint. Et cela n'a rien d'étonnant, puisque cette auto-condamnation s'accomplit dans un esprit d'humilité. (« Je pensais ainsi : je suis abject et digne de tous les châtiments. Mais le Seigneur au lieu de me punir m'a donné l'Esprit Saint. Oh, Esprit Saint, Tu es plus doux que toutes les délices de la terre, céleste nourriture, allégresse de l'âme ! ») Cet enseignement est analogue à l'esprit de la parole évangélique. Le Seigneur, comme on le sait, donne à Ses disciples les recommandations suivantes, lorsqu'on les persécutera et qu’on les mènera en jugement : « Mettez-vous donc bien dans l'esprit que vous n'avez pas à préparer à l'avance votre défense ; car moi, je vous donnerai un langage et une sagesse, à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ni contredire » (Luc 21, 14-15). C'est cette sagesse du Saint-Esprit que confère également le Seigneur à tous ceux qui se soumettent de plein gré au tribunal de Dieu et préviennent Son jugement en se condamnant eux-mêmes volontairement à l'enfer. Dieu ne juge pas deux fois (Archimandrite Sophrony, De la prière). Comme le dit l'apôtre Paul : « Si nous nous examinions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés » (l Corinthiens 11, 31). « Tous en effet, nous comparaîtrons au tribunal de Dieu » (Romains 14, 10), mais nous ne serons pas tous condamnés. Il est possible, en effet, par la condamnation volontaire de soi jusqu'à l'enfer même, de prévenir le jugement de Dieu et d'être justifié dès cette vie, en communiant à la bouche et à la sagesse de Dieu, qui est le don et les arrhes de l'Esprit Saint. C'est cette même conclusion, à savoir que Dieu ne juge pas deux fois, que nous tirons aussi de ces paroles de saint Jean le Sinaïte, déjà citées : « Par le repentir choisi de plein gré, nous évitons le châtiment et la peine involontaires ». Et à une autre occasion le même auteur dit encore : « C'est par la honte présente que je serai délivré de la honte future » (L’Échelle sainte 14, 38).

 

La Parole de vie donnée à Silouane et la Tradition

L'Archimandrite Sophrony, dans son chapitre sur ce sujet.(cf. Saint Silouane l'Athonite), nous montre combien saint Silouane suit le  fil d'or de la tradition qui se déroule, de façon ininterrompue, dans l'enseignement de tous les Pères ascétiques. Il apparaît en effet clairement que l'auto-condamnation à l'enfer est le le moyen le plus puissant d'être délivré de cet enfer. Telle est l'inspiration de la grâce de l'Esprit Saint. En résumé, nous pouvons donc dire que cette forme d'ascèse de l'auto-condamnation apporte la contrition, purifie l'intellect, mène à l'humilité, à la victoire sur les ennemis, libère du péché et fait communier l'homme à l'Esprit Saint.

Semblable enseignement sur la condamnation de soi à l'enfer, comme produisant la plupart des fruits spirituels, se rencontre chez saint Grégoire Palamas. Selon lui, quiconque se considère coupable du châtiment éternel se remplit ainsi de courage et devient prêt à endurer toute peine. Par la condamnation de soi, passagère et remédiable, il échappe aux pénibles et insupportables tourments du siècle futur. Il arrive même, dit le saint, qu'il soit délivré également des malheurs qui le menacent en cette vie, à cause de sa constance dans l'ascèse de l'auto-condamnation, car la bonté de Dieu commence dès ici-bas. Il ajoute que cette expérience du Seigneur, les justes d'avant le Christ l'ont exprimée de même, en participant à la correction du Seigneur (Homélie 2, cf. Michée 7, 9).

 

Un commandement pour notre temps

Nous voyons donc, tout au long d'une tradition ininterrompue, la même expérience s'exprimer de multiples façons. La supériorité de la formule de principe, chez saint Silouane, est due à ce qu'il s'agit d'une révélation immédiate de la part du Seigneur Lui-même, énoncée de façon concise. On y discerne deux mouvements : tout d'abord « Tiens ton esprit en enfer », qui indique la voie de l'abaissement du Christ, et puis « ne désespère pas », qui équilibre le premier temps par l'espérance, car la voie du Seigneur est pleine de vérité et de vie. La parole du Christ à Silouane est donnée sous forme de commandement. Cela souligne la nécessité d'accomplir ce commandement à notre époque. De nos jours, la séduction des plaisirs charnels ne fait que s'intensifier et s'érige en culture élevée qui procure des voluptés fines et fortes « pour abuser, s'il était possible, même les élus » (Marc 13, 22). Cette injonction du Seigneur donne à l'homme la possibilité d'imiter le Christ dans son humble abaissement, et ainsi de faire sien le trésor des dons que fit sourdre l'ascension du Seigneur. Autrement dit, l'homme reçoit la capacité de se mesurer de manière décisive et victorieuse avec la tentation de son temps, en portant la plénitude de la consolation véritable et incorruptible qui couronne la descente et l'ascension du Seigneur. Notre époque se caractérise par une intense « convoitise de la chair » et par « l'orgueil de la richesse » (Jean 2, 16 et 2 Timothée 3, 2). Elle est par ailleurs obnubilée par un esprit d’angoisse et de désespoir général.

La première moitié de la parole du Seigneur amène à l'humilité, et renverse ainsi la première tentation, la seconde moitié fortifie l'espérance en la délivrance finale qui s'approche et dépasse la deuxième tentation. Le Père Sophrony croyait que la parole donnée à saint Silouane était la parole de la Providence divine proposant de contrebalancer spirituellement le danger de la catastrophe intégrale, contenu dans la découverte scientifique d'Einstein. Ces deux événements coïncident en effet presque dans le temps (Archimandrite Sophrony, Voir Dieu tel qu'Il est).

La parole de saint Silouane exprime véritablement une science spirituelle sublime, la seule qui puisse s'opposer efficacement à la corruption et à la désolation que produit de façon révélatrice l'esprit mauvais en ces derniers temps. Par la douleur accrue de la condamnation volontaire à l'enfer, pour l'amour du commandement du Seigneur, le chrétien peut vaincre toute autre souffrance et tentation et démontrer ainsi que l'amour du Christ est, pareil à Celui qui « par la mort a terrassé la mort », plus fort que la mort. Ce qui s'accomplit volontairement pour répondre au commandement de Dieu est inspiré par la sagesse divine et conduit à la victoire éternelle. « Rendez volontaire ce qui est forcé. N'épargnez pas votre vie dont vous serez forcément privés » (Basile le Grand, Homélie 18 pour le martyr Gordios 8). Et cette victoire rend l'homme supra-cosmique, semblable au Christ, qui par Son humilité extrême a vaincu le monde.

 


[1] Cf. Buisson ardent, n° *, p. **.