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 L’ESPRIT SAINT, MAITRE DE LA « PRIERE VERITABLE »,
DANS LA SPIRITUALITE D’ÉVAGRE LE PONTIQUE

Père Gabriel Bunge[1]

 

Introduction

Toute « spiritualité » chrétienne digne de ce nom est une théologie intériorisée, une théologie transposée au plan de l’expérience personnelle existentielle. En d’autres termes, elle est ce que les Pères appelaient la theologia.

Ici le theologos n’est donc pas un « licencié en théologie » qui connaît Dieu grâce à une « étude assidue » (Gn. 45, cf. 4), mais un homme qui a «reposé sur la poitrine du Seigneur », comme saint Jean « le théologien », et qui de ce rapport « immédiat » (Or. 3) puise sa « connaissance de Dieu » (Cf. Mn. 120). Aussi celle-ci ne trouve-t-elle pas son expression la plus adéquate dans ce que nous avons l’habitude d’appeler la « théologie », mais dans la « prière véritable » (Cf. Or. 61) qui n’est pas un discours sur Dieu, mais une « conversatio (homilia) de l’intellect avec Dieu » (Or. 3), comme un fils parlerait affectueusement avec son père (Cf. Or. 55).

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 Évagre le Pontique (env. 345-399), « le père de notre littérature spirituelle » (O. Chadwick), est-il en ce sens un « théologien » ? Un vieux préjugé (Cf. Bousset, 1923, p. 322 s.), tenace comme tout autre préjugé, prétend qu’Évagre serait plus « philosophe » que « théologien » (Hausherr, 1934, p. 117) — « au moins au sens trinitaire » (Hausherr, 1960, p. 99). Le moine pontique serait donc certes un authentique « mystique », mais pas à strictement parler un mystique chrétien puisqu’il se serait arrêté à un stade pré-chrétien (von Balthasar, 1939, p. 40).

Les carences de la mystique évagrienne seraient en conséquence à chercher au niveau proprement « théologique » (trinitaire) et tout particulièrement pneumatologique puisque, de l’avis d’I. Hausherr, « ni le Père en tant que Père, ni le Fils en tant que Fils, ni surtout le Saint-Esprit »[2] ne jouent un rôle appréciable dans la montée de 1’intellect. « Sainte Trinité » n’est que l’appellation chrétienne de la Divinité, de la « Monade »[3].

L’éminent connaisseur d’Évagre que fut le Père Hausherr en arrive donc à ce jugement péremptoire (loc. cit.) qu’Antoine Guillaumont, à distance de soixante ans, croit encore pouvoir confirmer de tout le poids de son autorité (2004, p. 340, note 5) : « il faut bien dire que jamais Évagre n’a intégré dans sa mystique la théologie trinitaire ».

Nous nous trouvons ici devant un paradoxe difficilement explicable. Car le Père Hausherr émet ce jugement dans son magistral commentaire du Traité de l’oraison, destiné précisément à restituer cette œuvre à son véritable auteur, jugement qui a conduit son confrère, le Père von Balthasar, à nier le caractère spécifiquement chrétien de la mystique évagrienne ! Mis à part le fait que la notion Monas, qui n’est d’ailleurs nullement synonyme de Trias comme on prétend[4], y est totalement absente, c’est précisément dans ce traité qu’Évagre développe de façon admirable le rôle de chaque hypostase divine dans ce mystérieux événement qu’il appelle la « prière véritable », dite aussi « prière spirituelle » puisqu’elle est « adoration du Père en Esprit et en Vérité », c’est-à-dire dans son Saint-Esprit et son Fils Unique (Or. 59, cf. Bunge, 1986 et 1987).

Ne serait-ce pas précisément à cause de leur caractère intrinsèquement « théologique » que Grégoire Palamas et les hésychastes byzantins faisaient leurs délices des « 153 chapitres sur la prière » ? Car une mystique philosophique, « moniste » (Gribomont, 1986, p. 104) et néoplatonicienne[5], ne les aurait sans doute guère séduits. Jetons donc un regard frais sur les écrits d’Évagre qui, de nos jours, sont beaucoup plus accessibles qu’ils ne l’étaient à l’époque où s’est affirmée la communis opinio depuis en vigueur.